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VIETNAM, AU PAYS DES ROUTES CONTRAIRES

Pochette du livre VIETNAM, AU PAYS DES ROUTES CONTRAIRES

"La détente avec la Chine, l’arrêt de l’aide soviétique et l’ouverture vers l’Occident ont permis récemment l’accès à des zones stratégiques frontalières jusqu’ici interdites aux visiteurs étrangers. Mais à Hanoi, impossible de trouver un guide qui connaisse ces provinces aux confins des Hauts-Plateaux du Nord-Ouest. Pas d’hôtels dignes de ce nom; pas de cartes, ou alors fausses; de très rares documents écrits, souvent dépassés et datant de l’époque coloniale. Des pistes en si piteux état qu’on se croirait parfois au lendemain d’un bombardement.
Nous sommes les premiers Français à atteindre Lung Cu depuis plus de 40 ans. Au " Pays des routes contraires", qui abrite une mosaïque de peuples d'une diversité unique au monde, nous avons retrouvé les tribus cachées. Partout, nous avons rencontré le même accueil débordant de chaleur d'hommes et de femmes en costumes traditionnels manifestant leur joyeuse hospitalité. Nous étions au cœur des montagnes du sourire."


Sur la table, devant nous, deux bols de sang. Rouge vif. A peine figé. Nos hôtes, dans leurs uniformes kaki de gardes-frontières, nous sourient joyeusement. Radieux, comme le jovial portrait de l’Oncle Ho riant dans sa barbiche, comme les héliogravures clinquantes de pin up asiatiques enjôleuses qui tapissent le mur branlant de la masure, sous le drapeau rouge avec l’étoile jaune, comme les dizaines d’yeux étonnés épiant le moindre de nos gestes par toutes les fentes des planches mal jointes. En somme, tout le monde semble ravi de notre arrivée, hormis les deux canards égorgés en notre honneur. Nous sommes les premiers Français à atteindre Lung Cu depuis plus de 40 ans, et chacun attend maintenant que nous dégustions en signe d’amitié ce mets de choix, cet appétissant breuvage écarlate où baigne une bouillie de tripes et d’os pilés. Comment faire la fine bouche face à une telle manifestation d'hospitalité?
Mon père me l’avait souvent dit: “Les Vietnamiens sont très accueillants. Pour nous, les anciens d’Indochine, cette partie de notre existence est la plus belle de notre vie.” J’avais du mal à l’admettre. J’imaginais toujours la souricière de Dien Bien Phu, les râles des mourants englués dans la boue des tranchées sous un déluge d’eau et de feu. Tant de souffrances et de haines accumulées, et pourtant une fascination qui demeurait intacte. De part et d’autre.
A l’extérieur de la baraque, tout le village s’est rassemblé. Nos visages, noirs de la poussière de la piste, effraient un peu. J’entends les femmes qui pouffent de rire devant ma dextérité très relative pour manier les baguettes. Les plus hardis parmi les enfants s’approchent pour caresser extasiés la longue barbe de mon compagnon de voyage, l’ethnologue Gérard Rovillé, ou nous tirer les poils des bras. Les systèmes pileux abondants ont toujours fasciné les Orientaux.


Voyage au bout de l’enfer

Lung Cu, c’est l’extrême pointe Nord du Vietnam. A deux pas de la Chine et à trois coups de fusil du Tropique du Cancer. Un soleil de plomb, au zénith, darde ses durs rayons sur les terres arides du plateau de Dong Van. Pas un souffle d’air. On est loin des délices de la baie d'Along, des douceurs du Mékong, loin du Vietnam des côtes, dont les images nous sont déjà redevenues familières après quelques années d'une ouverture encore timide.
Aller à Lung Cu, les Viet Kinh- l’ethnie majoritaire du pays avec 85% de la population- n'y songent même pas. Qu'iraient faire les gens des rizières dans cet univers? Pour eux, c’est un “voyage au bout de l’enfer”.
Les hauts plateaux du Nord-Ouest sont pourtant un miracle ethnologique. Ces quelques milliers de kilomètres carrés abritent sans doute la mosaïque de civilisations la plus dense du monde. Une Babel des sommets. Trente ethnies différentes ont semé leurs coutumes dans ces hautes terres, elles appartiennent à cinq groupes linguistiques, utilisent deux cents dialectes différents!
Si, au long des vallées, on pratique la riziculture irriguée dans les champs aménagés en terrasses, la montagne est le domaine de la culture sur brûlis et du maïs. Même au cœur du plateau de Dong Van, extraordinaire chaos de roches calcaires, aucun espace de terre cultivable n’est laissé à l’abandon. De nos jours, la surpopulation des basses terres incite de plus en plus de Viêt à gagner les hauteurs, à y défricher de vastes espaces. Les pentes se couvrent de plantations de thé, de mûriers pour nourrir les vers à soie. La politique gouvernementale navigue entre la préservation des traditions culturelles et les efforts de développement, entre une tentative de sauvegarde des identités particulières et une volonté d’intégration, facteur d’unité nationale. Difficile équilibre. On ne saurait inclure la divination propre au chaman dans une formation d’infirmier! Et à tous les niveaux de la scolarisation se pose le problème évident de la langue.
Prononcé dans la vallée, le nom de Moï, qui signifie montagnard, a toujours comporté une forte nuance péjorative et s'accompagne de la description décourageante de terres ingrates, dépourvues de routes, de villages perdus infestés par le paludisme, de maisons aux toits sans tuiles encore couverts de végétaux. Ce n'est pas pour rien que les Viet Kinh appellent cette région "le Pays des routes contraires".
Sitôt qu'on s'aventure dans la montagne, il faut se rendre à l'évidence: toutes ces descriptions sont vraies. Et pourtant! La rudesse des lieux ne pèse guère quand on remonte le cours supérieur de la Rivière Noire. Elle traverse un monde d'estampes tourmentées, aux personnages minuscules débordant de grâce dans leurs tâches infimes. Frêles embarcations des chercheurs d'or, pêcheurs dans les rapides arc-boutés sur leurs perches en bambou, colporteurs empruntant des bacs ou de fragiles ponts suspendus pour traverser les flots... C'est dans ce décor sauvage qu’en 1954, soutenus alors par la Chine de Mao, les maquisards du Viet Minh s’embusquèrent pour prendre le corps expéditionnaire français à son propre piège. C’est par les mille sentiers cachés de ces montagnes austères qu’en 1979 les forces chinoises déferlèrent. Pour “donner une leçon” à leurs “camarades” vietnamiens. Lesquels étaient eux-mêmes occupés à régler leur compte à leurs “camarades” khmers.
“Gens de plaine, les Viet ont toujours eu des rapports ambigus avec la montagne ”, m’explique Gérard Rovillé, entre deux moments de contemplation sereine. “Lieu des origines mythiques, elle est aussi le domaine de la forêt, donc de la barbarie, de la nature non encore domptée, du tigre, des fièvres. Par opposition à la plaine, travaillée, humanisée par ses vastes étendues de rizières irriguées. Mais les montagnes, les reliefs calcaires aux grottes innombrables furent aussi les lieux de tous les refuges, de toutes les résistances. Contre les Chinois pendant des siècles. Contre les Occidentaux pendant quelques décennies. ”


Un paradis pour ethnologues
Le relief a déterminé et souvent favorisé la cohabitation des groupes. Ici, ce sont les courbes de niveau qui délimitent les espaces. De sorte que, pour passer d’une crête ou d’une vallée à l’autre, chacun est obligé de traverser le territoire des ethnies voisines. Échanges et liens de solidarité s’en trouvent renforcés.
Une légende yao dit qu’il y a bien longtemps, deux rois se firent la guerre. L’un d’eux promit sa fille et la moitié de son empire à quiconque lui apporterait la tête de son ennemi. Hélas, ce fut un chien qui y parvint. Donner sa fille en mariage à un chien, passe encore. Mais la moitié de son empire, diable! Le roi tint alors grand conseil. Un ministre astucieux lui suggéra la solution: “Pourquoi Sa Majesté partagerait-elle son royaume dans le sens de la longueur ou de la largeur? Pourquoi pas dans le sens de la hauteur? ” C’est ainsi que le roi garda pour lui toutes les plaines fertiles et les riches vallées, n’offrant à son gendre le chien que les terres pentues et les collines boisées.
La mosaïque des hauts-plateaux a de quoi enchanter l'ethnologue, lorsqu'il distingue les Dao et les Nung, les Ha Nhi et les Lolo, les Cong et les Muong, les Giay et les Si La. Encore ne doit-il pas confondre les Tay avec les Thai, les Thaï noirs avec les Thaïs blancs, les Dao à tunique avec les Dao à pantalon serré, les Hmong rouges avec les Hmong bariolés, et les Hmong Blancs avec une célèbre marque de stylos. Un foisonnement de costumes, un kaléidoscope de couleurs! Un casse-tête pour le néophyte, mais un éblouissement pour le regard qui les découvre.
Le spécialiste s’y retrouve à peu près en répartissant cette incroyable diversité en cinq grandes familles linguistiques: les Austro-asiatiques, les Malayo-polynésiens, les Miao-Yao, les Kadaï et lesTibéto-Birmans. Le profane en langues orientales se retrouve vite plongé dans un abîme de perplexité. Avec dans la poche mon petit lexique, “Le vietnamien en dix-huit leçons: c’est facile comme ABC”, j’ai déjà connu pas mal de mésaventures. Une même syllabe peut être prononcé sur six tons, et donc avoir six sens différents. Gare aux malentendus!
Mais au "Pays des routes contraires", le meilleur moyen pour s'y retrouver est encore de suivre les conseils d'un poète. “L’habillement d’un peuple en dit beaucoup plus long sur lui que sa poésie. L’habillement est une conception de soi que l’on porte sur soi ”, affirmait Henri Michaux dans Un barbare en Asie. Chaque ethnie s'affirme en orange électriques, bleus cinglants, rouges francs. Débauche de couleurs, secrets de tissage, traditions de broderies, architectures de coiffes se transmettent patiemment entre ces femmes qui consacrent parfois plusieurs années à réaliser un costume. Les plus belles parures seront portées les jours de fête et de marché, où l’on vient aussi pour se faire admirer ou trouver un galant.



Des marchés aux couleurs éblouissantes


Au col perdu de Dong Van, à quelques heures de cahots avant d’atteindre Lung Cu, nous avons découvert le plus fascinant de ces lieux de rencontre: un marché d'altitude posé sur un alpage, au cœur d'une forêt de pierres. Tout au long de la piste, gravissant la côte aux lacets de plus en plus serrés ou coupant par des raccourcis, des milliers de silhouettes bariolées convergent vers le col, à peine estompées par la brume de chaleur matinale.
Là-haut les Hmong, chargés de lourdes hottes, vont et viennent entre les étalages, composant une éblouissante palette, ondulant telle une marée de lumineuses couleurs. Des collines avoisinantes, où paissent les chevaux, on perçoit un filet de rumeur qui s’élève du marché. Mais au cœur de la foule, il règne un étrange silence. Ici, personne ne crie pour vanter sa marchandise. Le manioc, les cochons, une quincaillerie légère de peignes et de miroirs, les tee-shirts chinois ou les vêtements hmong traditionnels, tout se négocie et s’échange par simples signes de tête ou gestes de la main. Des groupes d’hommes, assis en demi-cercle, boivent force bols de choum, l’alcool local de riz et de manioc, en dégustant brochettes de chien grillé et bols de tripes fumants.
Puis, en redescendant, nous avons croisé d'autres très beaux marchés, plus faciles d’accès et plus connus. Celui, dominical, de Phong To, ravit depuis quelques mois les premiers touristes. Comme le foirail de Sapa, que nous découvrons noyé dans la brume, où quelques routards quêtent un nouvel Eden. La proximité d’une ligne de chemin de fer facilite l’accès à cette ancienne station climatique française qui ressemble déjà à tout ce qu’il y a de pire à Goa ou à Katmandou. Ces touristes en mal d’authenticité marchandent à un groupe de Hmong noirs leurs chemises brodées pour une somme dérisoire, quelques milliers de dongs, un dollar tout au plus. Une jeune paysanne s’approche de moi et propose de m’échanger ses boucles d’oreilles contre mon chapeau camarguais. “Très zoli! Pas cher!” , me dit-elle en français!
Au passage des villages, l’interprète nous traduit quelques enseignes criardes, peintes pour appâter le chaland à la porte des échoppes. “Oeufs de cent jours ”! N’hésitez pas à y goûter, ça a l’apparence d’un très classique oeuf dur. Mais en brisant la coquille, vous découvrirez le bec et le duvet naissant du poussin, noyé dans le blanc d’œuf! Il paraît que c’est excellent pour la santé. Mais quand on n’est pas prévenu, ça laisse un souvenir mitigé...“Ici, on vous fait les dents jaunes, noires, argentées, et même blanches”. Les dents jaunes sont en or, et les dents noires laquées. Des dents blanches, après tout, pourquoi pas? Mais des dents normales sont considérées comme plus convenables pour les animaux, qui appartiennent à la nature. L’être humain, étant le produit d’une culture, doit afficher sa différence, montrer qu’il est civilisé. Une femme est tellement plus séduisante avec des dents bien noires... C’est du moins l’avis des hommes de ce côté-ci de la planète. Cette conception de la beauté, vivace dans tout le Vietnam il y a cinquante ans, a encore cours chez les Hmong et les Lao, aujourd'hui, et une jeune fille de dix ans n'a rien de plus pressé que de pouvoir exhiber un magnifique sourire noir d'ébène.
Une immense joie de vivre


Quelle que soit la couleur de leurs dents, les Vietnamiens ne sont pas avares de leurs sourires. Ce qui surprend le plus, partout, c’est la cordialité, la gentillesse de l’accueil. Et ce sourire omniprésent, convaincant, malgré une timidité bien compréhensible en présence d’étrangers. Cette immense joie de vivre qui jaillit telle une source claire. J’avais atterri à Hanoi la tête bourrée d’idées fausses. Je m’attendais à trouver une misère sans nom, des gens tristes, abattus, un peuple traumatisé. Le Vietnam a reçu en dix ans plus de bombes que tous les théâtres d’opérations de la Seconde Guerre Mondiale, et tenu le devant de l’actualité internationale avec des images dramatiques, insoutenables. Des terres et des forêts détruites par les défoliants. Des enfants brûlés par le napalm. Des villages rasés, exterminés. Et puis la tragédie des boat people. Mais de rancœur, nulle part je n’ai trouvée. Ni le moindre signe de découragement.
Certes la vie n’est pas facile. On croise bien des guenilles, et des mendiants. Et beaucoup reste encore à bâtir. Mais on a l’impression d’un pays qui s’éveille au printemps, d’une nation toute entière qui reverdit. 40% de la population a moins de quinze ans. Un tel déséquilibre dans la pyramide des âges constitue certainement un handicap. Cela peut aussi être une chance. Tous ces regards jeunes et pleins d’enthousiasme que partout j’ai croisés. Ces rizières si fécondes. Et puis ces quelques anciens, survivants des combats, la peau ridée et les dents rares, un béret basque vissé sur le crâne, qui fouillaient dans leur mémoire pour y retrouver trois mots de français maladroits: “Bonzour, Merci, Silava? ” Avant d’ajouter, avec un grand sourire de fierté: “A Dien Bien Phu, Viets gagner! ” Mais avec l’air, simplement, de vouloir vous demander: “Maintenant, nous sommes indépendants. Sans rancune, OK? ”


Près du champ de bataille de Dien Bien Phu, à l’ombre de la casemate reconstituée qui servait de P.C. au général de Castries, les trois soldats de garde paressent consciencieusement. Plus loin, quelques vieux chars français n’en finissent pas de rouiller. Gros monstres endormis, dont les canons ont été reconvertis en cordes à linge par les jeunes conscrits campant à proximité. Dans les chefs-lieux de district alentour, la population est encore réveillée, chaque matin dès 5h30, au rythme martial de musiques militaires. Puis les haut-parleurs déversent en crachotant leur ration de propagande quotidienne, dans une indifférence apparemment générale, où chacun vaque à ses affaires.


XAVIER ZIMBARDO

Xavier ZIMBARDO

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