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L'Odyssée du Belem

Pochette du livre L'Odyssée du Belem

« Nous allons voyager en harmonie avec les vents du monde. La stratégie des routes des grands voiliers, quelle que soit leur destination, était de faire le voyage dans le bon sens (du courant, du vent). Bien sûr, la difficulté étant d’aller rejoindre ces éléments favorables, un combat contre les éléments n’est jamais gagné d’avance… » Ainsi nous accueille à bord du Belem le Commandant Cornil, sanglé dans un short immaculé immatriculé XXL. Chemisette, chaussures et socquettes blanches, chevelure synchrone et moustaches soignées, sourire en bandoulière, le seul maître à bord après Dieu insiste : « N’en déplaise aux néophytes, il est plus simple de traverser l’Atlantique dans les alizés que de traverser le Golfe de Gascogne en plein hiver… Nous reprendrons la route des grands voiliers d’antan, le paradis du marin ! »


Chaque matin, à 10h, réunion dans le grand roof pour connaître notre position. La mer a beau paraître toujours identique, même si elle sait se farder aux couleurs du ciel, noire, bleue ou grise, se faire grondante ou peau de velours, nous avançons ! Le GPS et le sextant en témoignent !
« Bulletin du 1er mai : 78ème jour de voyage, 55ème jour de mer...
Position à 12H00 heure locale : Latitude 14° 27 minutes Nord, longitude 060° 06 minutes Ouest. Distance parcourue depuis la Barbade: voile 91 milles, moteur 2 milles, soit vitesse moyenne de 4,2 nœuds. Distance restant à parcourir pour Pointe à Pitre : 150 milles. Arrivée le 3 Mai après midi comme prévu.»


Dernier trois-mâts barque survivant de la flotte de commerce française du XIXème siècle, le Belem a cette fois quitté Nantes pour une Odyssée Atlantique qui doit durer cinq mois et lui faire parcourir près de 20 000 kilomètres, renouant avec les routes de sa jeunesse. Construit en 1896, il parcourut comme navire marchand un itinéraire menant de Bretagne en Uruguay et au Brésil, revenant au pays par Cayenne et les Antilles, chargé essentiellement de fèves de cacao pour le célèbre chocolatier Menier. Classé monument historique, le Belem est véritablement un rescapé, presque un miraculé. Dès son premier voyage, il subit un terrible incendie qui détruit toute la cargaison : 121 mules brûlées vives dans ses cales ! Le 8 mai 1902, il échappe de justesse à l’irruption de la Montagne Pelée, en Martinique, qui engloutit en 90 secondes toute la flotte dans la rade de Saint Pierre, surnommé pour son élégance le Petit Paris des Antilles et dont il ne resta rien. 30 000 personnes moururent asphyxiées.


Cette fois, notre commandant nous prédit une traversée tranquille. En tout cas, paradis du marin ou pas, nous ne coupons pas à la rituelle séance d’essayage des gilets de sauvetage sur le spardeck. Chacun est très joli, bien sanglé dans sa seyante brassière orange fluo très Fashion TV, équipée d’un sifflet, d’une lampe clignotante, et même d’un mode d’emploi. A consulter de préférence AVANT les urgences … Bernard Antoine, le capitaine en second à l’humour grinçant, nous présente les canots de sauvetage : « Bienvenue à bord de L’Odyssée Atlantique ! Vous connaissez tous l’Odyssée ? Eh bien, il n’y en a qu’un qui soit revenu vivant ! Vous remarquerez que les pagaies des canots sont en plastique, pour éviter qu’on ne les utilisent comme gourdins : en effet, sur ces embarcations, vu l’espace vital fort restreint, on constate que l’ambiance a tendance à se dégrader rapidement Vous trouverez des rations de survie, je vous préviens, je les ai testées : c’est dégueulasse (moue appropriée). Aussi, on vous a joint des lignes et des hameçons, pour agrémenter l’ordinaire. Qui dit hameçons dit rustines. Evitez d’avoir à vous en servir ! »


Après ces paroles encourageantes, nous avons le droit d’aller déjeuner. Sur le Belem, les repas sont toujours un grand moment, que l’on pourrait intituler : « Du bonheur de naviguer français ! » Ceux qui ont fait des stages sur de vieux gréements russes ne me contrediront pas. Nos bagnards de cuistots, dans leur minuscule cuisine, bien éreintés par la chaleur des fourneaux alliée à la lourde moiteur tropicale, se mettent en quatre pour nous concocter de bons petits plats comme à la maison ! Saumons, langoustes ou daurades coryphènes, le poisson est bien sûr à l’honneur. Hélas, le Belem est un navire sec, pas de vin pour l’équipage et les stagiaires. Seul le carré des officiers est « mouillé », chaque repas y est bien arrosé. A la guerre comme à la guerre …


De toutes façons, au départ, les deux-tiers d’entre nous passent leur temps à rejeter par-dessus bord ce qu’ils viennent d’avaler. Les quarts devraient être rebaptisés huitièmes … Les filles restent vaillantes. Ghislaine et Bernadette, « voileuses » accomplies, réconfortent nos visages verdâtres par leurs généreux éclats de rire : « Ne vous inquiétez pas, ça ne dure jamais plus de trois jours, après vous serez amarinés. »


Sur notre grand voilier, tous les âges et toutes les classes sociales sont représentées : nous avons un vendeur de lingerie féminine, un commissaire de police, un employé des pompes funèbres, une riche héritière, une technicienne de laboratoire, une infirmière, un avocat, un adepte du yoga et deux ou trois ratons-laveurs … Chacun a ses motivations profondes, souvent nées d’un rêve d’enfants, de lectures sacrées comme L’Ile au Trésor ou Moby Dick. Guy, un jovial Marseillais, me cite une phrase de Platon : « Il y a trois sortes de gens : les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer. » Ne faut-il pas un grain de folie, ou beaucoup de poésie, pour s’embarquer ainsi sur le Belem ? Ce sont de drôles de vacances que cette bande de joyeux drilles a choisies. Chacun a dépensé une bonne part de ses économies pour le plaisir de travailler et de mal dormir en participant à toutes les tâches de l’équipage. Roi du gouvernail, Armand le chauffeur de taxi fait des merveilles, mais il faut s’initier à toutes les manœuvres, attraper des ampoules en tirant sur les cordages, briquer le pont, lustrer les cuivres avec une brosse à dents, laver les toilettes, servir à table sur un plancher qui danse la gigue, assurer les quarts et les veilles en se relayant vingt-quatre heures sur vingt quatre. Souffrir de la turista, en prime, et vomir si besoin est quand la mer fait des caprices.


Certainement pas une épopée grandiose, mais le goût de prendre part à un vrai travail d’équipe, le souci de partager des moments forts et d’apprendre. Accepter de vivre et de tolérer, loin du monde, plus de 50 personnes sur une surface dérisoire : le Belem mesure 58 m sur 8,80m. On en a vite fait le tour, et l’on croise souvent les mêmes têtes ! Alors, il faut pouvoir être discret, mais aussi attentif aux autres avec pudeur. En fait, tout le contraire d’un Loft Story…


Deux grillons ont embarqué avec nous, et leurs stridulations s’élèvent au-dessus même du bruit des générateurs, courent par tout le navire comme si la forêt avait voulu nous accompagner sur l’océan. C’est bien de rêve dont il faut parler, en voyant le Belem à l’aube du troisième millénaire fendre les flots. Alors que le Concorde peut joindre en trois heures les deux rives de l’Atlantique, c’est un luxe inouï que des hommes et des femmes de tous âges puissent contempler les voiles du Belem gonflées par le vent et passer deux semaines à savourer les délices d’un temps qui s’écoule en douceur, avec pour seul horizon la mer, toujours et toujours recommencée.


Chaque matin, les stagiaires amusés découvrent, dans le grand roof, le nouveau dessin avec lequel Tania, une ravissante architecte martiniquaise, ouvre notre journée : à droite, un volcan joufflu se lèche goulûment les babines. Il observe un vaillant trois-mâts qui pénètre dans la rade de Saint-Pierre : « Belem … Belem … ? Mais c’est le petit que j’ai raté l’autre fois ! CHOUETTE !!! », se réjouit le Volcan. Serein et fier, le Navire lui répond : « C’est ça, compte là-dessus !!! Rendors-toi, va ! » Sous le dessin, deux dates qui célèbrent un centenaire, celui du triomphe de la vie : 1902-2002. Qui, mieux que le Belem, pouvait symboliser le lien marquant la mort et la résurrection d’une ville martyre ?


Monseigneur Marie-Sainte, archevêque de la Martinique, salue d’une chaloupe l’arrivée du vieux navire dans la rade de Saint-Pierre, offrant à la mer et aux disparus une gerbe de fleurs blanches et rouges : « Aucune catastrophe ne doit nous laisser dans le désespoir. » Triomphe de la vie, ce sont les mots que l’on retrouve sur toutes les lèvres et dans les yeux brillants des Antillais. Non, les Pierrotins n’ont pas peur du volcan : « Les terres sur les flancs de la Pelée sont les plus riches pâtures de la Martinique, et y paissent les vaches les plus grasses », m’affirme une habitante avec ferveur. Après l’infini du Grand Bleu, nous découvrons la symphonie de tous les verts du monde. « Fourrure arborescente de la terre éventrée éventail de désir élan de sève oui c’est la roue de lourde feuille dans l’air fruité », s’extasiait le poète André Masson. De Gauguin aux surréalistes, la Martinique, « charmeuse de serpents » chère à André Breton, a inspiré nos peintres et nos poètes. Elle est la terre d’écrivains réputés dans le monde entier et porteurs d’espérance, tels Aimé Césaire et Frantz Fanon. Les révoltes des esclaves et leur sanglante répression, la sauvagerie des massacres sont encore présents dans tous les esprits. Ici, on n’a pas oublié que Napoléon, pour les beaux yeux de Joséphine, issue d’une riche famille de planteurs de canne, avait rétabli l’esclavage aboli par la Révolution. Terre de révolte et de liberté, de chaude sensualité et de langueur océane, cette île luxuriante marie l’exubérance d’une profonde joie de vivre propre à la Caraïbe à un certain art de vivre à la française qui lui confère une saveur unique.


En ce 8 mai 2002, cette ferveur toute antillaise explose dans toute son intensité. Après le recueillement, la fête s’empare des rues de Saint-Pierre, trop étroites pour contenir une telle foule. Elle dure jusque tard dans la nuit sous les détonations des feux d’artifice et au rythme de musiques tour à tour lascives ou endiablées. Il semble que toute l’île se soit ici donnée rendez-vous ! Les fleurs des Antilles, sauvages ou cultivées, sont de toute beauté. Leur nom même fait rêver, amaryllis ou jasmin-bois, balisier (l’oiseau de paradis) ou hibiscus. La plus belle s’appelle Marie-Christine, peut-être parce qu’en plus de son parfum enivrant, elle sait merveilleusement sourire … « Je n’ai jamais vu autant de monde à Saint-Pierre », s’exclame-t-elle radieuse ! Elle me guide dans cette foule turbulente, avec sa longue chevelure bouclée ruisselant sur ses épaules nues et cuivrées. Ce n’est pas pour rien que l’on surnomme la Martinique Madinina, l’île aux fleurs, mais aussi Martinino, l’île des femmes. Ile qui donne aux marins le désir d’accoster pour ne plus repartir.


Elle marche avec la même grâce que d’autres dansent, et parle créole ou français comme on chante, avec des accents de forêt tropicale, tourbillon de fougères arborescentes et de bambous, d’acajou et de palissandre, de caroubier et de gommier. Elle m’entraîne au long du canal des esclaves, un sentier vertigineux reliant Le Carbet à Fond-Saint-Denis. Construit au XVIIIème siècle par les esclaves pour alimenter les distilleries, son histoire s’écrit en lettres de sang et de larmes. Mais on appelle aussi ce lieu de tourments, devenu paradis pour les randonneurs, Canal de Beauregard, sans doute parce qu’il ouvre, depuis ses fragiles belvédères dominant la vallée encaissée, sur d’éblouissantes perspectives, ensoleillées par des bouquets de roses de porcelaine et d’anthuriums. Nous croisons des pêcheurs de crabe-terre, des écoliers fugueurs et des amoureux. Miraculeuse alchimie de cette île à la fois maudite et bénie, qui sait transfigurer les horreurs de l’Histoire en autant de fascinations.


Aux falaises déchiquetées de la côte orientale, battues par les vagues de l’Atlantique, répondent les douces plages de la côte caraïbe, alanguies vers le couchant. Au foisonnement végétal du Nord et à l’arrondi de ses mornes font écho les landes méditatives du Sud. Ile des femmes et des fleurs, on surnomme aussi la Martinique l’île des revenants. Comme le Belem, j’espère bien y revenir … avant un siècle !


XAVIER ZIMBARDO

@Xavier Zimbardo et Fondation BELEM

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