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Cuba Mi Amor

Pochette du livre Cuba Mi Amor

Deux pays et l’image de deux hommes ont fasciné les gens de ma génération, à la lisière du mythe : l’Inde et le Mahatma Gandhi, avec leur spiritualité et leur idéal de non-violence ; Cuba et le Che Guevara, avec leur souci de justice sociale et le romantisme révolutionnaire du héros généreux, qui va au bout de ses idées jusqu’à en mourir. L’extraordinaire portrait photographique signé Alberto Korda est devenu pour les uns une bannière de la révolte contre l’injustice, pour d’autres une icône aussi forte et évocatrice que la crucifixion du Christ, pour d’autres encore un moyen d’engranger de l’argent à coups de posters et de T-shirts. Elle constitue un bouleversant témoignage d’une époque où quelques centaines de jeunes cavaliers barbus, cheveux au vent et leurs rêves pour bannières, ont étonné le monde et soulevé l’espoir, … ou susciter la peur et la haine.


Quand mon éditeur m’a proposé, après mon livre sur l’Inde, de me rendre à Cuba, j’ai accepté avec enthousiasme, mais j’étais un peu inquiet. L’Inde est si fascinante et prolixe que je pensais être déçu par ce voyage. Je me méfiais aussi des tracasseries bureaucratiques que je craignais de rencontrer.
Sur ce second point, j’ai été vite rassuré : on m’a laissé circuler et photographier partout, en toute liberté, sans jamais le moindre contrôle de police. Et pour ce qui est des ambiances folles, cette île de onze millions d’habitants n’a rien à envier au géant indien. Mais si l’Inde envoûte et ensorcelle, Cuba séduit. Ici, tout le monde se lance du Mi amor en veux-tu en voilà et pour les raisons les plus déraisonnables. Exemple : je manque de vous renverser avec ma voiture, ça donne « Ola, fais attention mi amor. » Je vais acheter des cigarettes, la vendeuse me lance dans un sourire enjôleur : « Avec ou sans filtre, mon amour ? »


A Cuba, on a inventé toutes les musiques et toutes les danses pour enchanter les corps et griser les sens. S’il n’y a pas quelque festival dans l’air, rien de plus simple : on se retrouve chez des amis du quartier, à la Casa de la Trova ou à la Casa de la Musica, il en existe dans toutes les villes. Il faut voir ce concentré explosif de la joyeuse folie cubaine qu’offre le Tropicana de La Havane. Le plus grand cabaret du monde, puisqu’il est directement installé, à ciel ouvert, sous la voûte étoilée. Quand la valse des projecteurs multicolores commence, cernée par une végétation luxuriante, je défie quiconque d’apercevoir d’autres étoiles que ce tourbillon de paillettes multicolores habillant (si peu… !) le corps des artistes. Entre les tables, quand danseurs et danseuses vous frôlent dans leur élan, on voit des sourires complices illuminer les visages ! On reste impressionné par la chorégraphie somptueuse et cette vraie joie qui court sur la scène, des premiers accords de violons aux ultimes saluts de la troupe, qui vous invite alors à danser à votre tour.


Car plus que jouir d'un spectacle, ce qui compte en ce pays est de devenir soi-même un corps et une âme en fête. Toutes les occasions sont bonnes pour prendre son voisin dans ses bras. Vous observerez avec étonnement que, même au bord des piscines, on trouve souvent des orchestres : à Cuba, il y en aurait plus de 120 000 ! Mais le comble, c’est quand vous verrez deux douzaines de baigneurs se mettre à danser la rumba … DANS la piscine ! Le 1er Mai, après le discours de Fidel Castro sur la Plaza de la Revolucion, une manifestation de centaines de milliers de fous dansant descend dans un joyeux désordre vers la Représentation des Intérêts Américains, pour protester encore une fois contre la ribambelle de lois anticubaines qui accompagnent le blocus imposé par les Etats-Unis. Une manifestation avec du ron et de la cerveza, des guitares, des percussions de toutes sortes, des gamelles et tout ce qui peut s’imaginer sur quoi on peut taper et faire du bruit ! Rien à voir avec les cortèges politiques protestataires que j’ai pu photographier ailleurs dans le monde. Bien savoir tortiller des fesses et du ventre est au moins aussi essentiel que de scander en cœur les slogans au son tumultueux d’une salsa irrésistible.


Le 17 mai, on remet ça avec El Dia del Campesino, le Jour des Paysans : dans toutes les campagnes, les membres des coopératives se réunissent. Je ne comprends pas tout ce qui se dit, l’accent cubain est très différent du castillan, surtout prononcé par des paysans entre deux francs éclats de rire et les gorgées de rhum dégustées dans des verres qui circulent d’une bouche à l’autre. Car on n’imaginerait pas d’avoir chacun son verre, ou sa bouteille, ou son paquet de cigarettes : non, tout passe d’une main à l’autre. Un des mots que j’ai le plus entendu à Cuba c’est compartir, « partager ». Il en surgit partout, de façon surprenante pour un étranger, un large sentiment d’entraide et de solidarité, de chaleur humaine, de fraternité, de familiarité même. Cette profonde dignité et cette tendresse éclairent les regards, transfigurent les expressions des visages qui s’offrent à ma caméra avec confiance et candeur.


Mais la fête des fêtes, celle qui dépasse les Carnavals et autres manifs du 1er Mai, c’est la fameuse Coupe Nationale de la Pelota (le nom local du base-ball). Ici, c’est ça, le sport national qui provoque le délire. L’équipe de Santiago a remporté la Coupe pour la troisième année consécutive. Après, le stade et toute la ville sont descendus dans la rue. La foule, entourant les fanfares et les Congas, se met en marche. Si on peut appeler marche cette curieuse et amicale façon de presser les fesses des filles contre les sexes des garçons en se tortillant du bassin. A chaque échoppe, on s’arrête pour faire le plein de rhum, et ça tambourine et ça cogne sur les tambours et les bongos, dans les cœurs et les tempes enflammées. La nuit étreint les corps, les étoiles clignent de l’œil, les peaux sont moites et luisantes, des mains gourmandes frôlent les tailles nues. Apparaissent des orchestres et des scènes improvisées à tous les coins de rue, et partout les gens dansent et chantent et boivent en riant et en s’embrassant : les jeunes, les vieux, les gamins, les chicas de rêve qui font tourner leurs corps à en perdre la tête.


Les épreuves, les problèmes, les restrictions sont autant de motifs pour apprendre à se débrouiller, pour bricoler ci ou ça, récupérer les matériaux. L’auto-stop, hacer botella (faire bouteille), est un autre sport national, en réalité une nécessité incontournable, devant des transports en commun gravement déficitaires. Sur le bord des routes, si vous apercevez au passage de votre voiture un type exalté qui se rue sous les roues de votre véhicule en brandissant bien haut une liasse de billets, ne vous effarouchez pas : c’est le stop à la cubaine, le stoppeur doit être remarqué et signifier qu’il peut payer sa part. Quant aux paysans, si les tracteurs sont rares, ils ont redécouvert les bienfaits du cheval, et les campagnes comme les petits villages perdus sont égayés par ces silhouettes d’hommes et de femmes dressées sur leur monture avec une incomparable élégance.


Au bout du compte, les embargos et autres lois pour contraindre les Cubains à s’agenouiller ont paradoxalement contribué à l’édification d’une société et d’un décor uniques au monde. Les Cubains ont acquis, à force de courage et de résistance, des qualités exceptionnelles de ténacité et de souplesse, d'exigence et de tolérance, de fermeté et de générosité qui ne peuvent que susciter l’admiration et la sympathie du voyageur. Ils ont, avec leur art du bricolage, pris soin de voitures incroyables, des pièces de collection, Chevrolet, Buick, Cadillac aux tons acidulées, tout droit sorties des Fifties et des années rock’n roll. Les pénuries d’essence ont engendré des néo cow-boys mais aussi des cow-girls intrépides, traversant fièrement les immenses champs de canne à sucre. Cela donne des tableaux insolites, un extraordinaire musée vivant qui ne nourrit pas seulement une formidable manne touristique et financière, mais ravit d’abord l’œil du photographe et le cœur du poète. Et puis, quel bonheur de voir tous ces couples enlacés, qui se tiennent par la main et s’embrassent sans outrager personne ! A pied, en motocyclette, sur les tracteurs, le désir et l’amour ont ici droit de cité. C’est l’envers absolu des talibans.


Bien sûr, même s'ils ont parcouru beaucoup de chemin comparativement aux pays de la région, les Cubains manquent encore de beaucoup de choses. Sans oublier d’indispensables droits d'expression démocratiques, des produits de première nécessité font défaut, et ceux qui sont en dehors du circuit économique axé autour du tourisme ont bien du mal à joindre les deux bouts. Dans cette petite île, qui se sent menacée depuis quatre décennies par son puissant voisin, beaucoup plus de dépenses vont à la défense qu’à la fête. Et les priorités d’investissement demeurent la santé et l’éducation, même si le pays a déjà vaincu l’analphabétisme et si le taux de mortalité infantile est parmi les plus bas du monde. "Ici, à Cuba, vous ne verrez jamais un enfant dormir dans la rue", me lance avec orgueil une jeune femme. C’est assez rare quand on voyage sur la planète, en effet, pour mériter d'être souligné, et la meilleure des raisons pour se réjouir et faire la bomba ! [1]Une bomba toute pacifique, celle-là, bien entendu ! "Pour toute future maman, ajoute la jeune femme, c'est plutôt rassurant. En tout cas, moi, ça me donne envie de danser, danser, danser …"


Jesus Cos Causse, un ami poète, ajoute malicieux : « Aqui, en Cuba, hay campanas de fiesta que cantan en el corazon »: “ Ici, à Cuba, il y a des cloches en fête qui chantent dans nos cœurs ”. Parce qu’en ce pays hors normes, tout est histoire d’émotion et d’ardeur plus que de raison. Comme toutes les histoires d’amour, c’est à la fois beau, sensuel, passionné, simple et compliqué. On sait comment cela commence, mais on ne sait jamais si ça va durer ni comment ça va finir.

© Xavier ZIMBARDO

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