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« NOUS DISPARAÎTRONS ! »


Au début des années 90, j'étais en voyage dans cette partie indienne de la province du Cachemire disputée par le Pakistan. La tension était vive entre les deux États, et cela se ressentait particulièrement ici. Les affrontements étaient nombreux. Ce que l'on connaît moins, c'est le sort qui fut réservé à la minorité hindoue au Cachemire. Cette communauté brillante et respectée était surtout composée de lettrés et d'intellectuels appelés les Kashmiri Pandits. Pandits, cela signifie : « les savants ». Des personnalités aussi célèbres que le 1er Premier ministre de l’Inde indépendante, Jawaharlal Nehru, en étaient issues.


Après avoir subi des viols et des meurtres, pour ne pas être exterminée, elle a dû fuir sa terre ancestrale où elle vivait depuis plus de 5000 ans. Ce fut un nettoyage ethnique qui demeura presque inconnu. Je suis allé à Jammu dans les camps de toile misérables où les Pandits (cela signifie « les savants ») tentaient de survivre. J’aime l’Inde et je tentais de les rencontrer dans ces camps de « réfugiés » où ils survivaient. Je croyais pouvoir informer, j’espérais que cela serait utile. Mais eux, ils étaient juste complètement désemparés, désespérés. Ils n'étaient tout simplement pas même reconnus comme réfugiés par les organismes internationaux et ne pouvaient recevoir aucune aide. En effet, ils étaient des réfugiés « de l'intérieur ». Des réfugiés dans leur propre pays ! De plus, cette communauté de tous temps avait vécu de manière non violente. Toutes leurs traditions le leur avaient enseigné. Il était donc hors de question pour ces exclus de tenter la moindre action "terroriste" pour attirer l'attention sur leur sort. Surgissant de cet enchevêtrement de tentes innombrables, un solide jeune homme de haute stature s'est avancé vers moi, avec un visage terrible et un regard plein d’une rage froide. « Nous n'avons plus besoin de la presse ici. Nous n'avons plus besoin de politiques ici. Nous n'avons plus besoin de rien ni de personne. Nous allons disparaître... NOUS DISPARAÎTRONS ! »1 Des larmes emplissaient les yeux de ce colosse, le désespoir et la colère étranglaient sa voix. J'ai eu la tragique impression que tout ce que je pouvais dire ou faire pour eux serait inutile et vain. Leur tristesse était si intense qu’on ressortait de ces camps de toile complètement abattus.


La même année, j'ai effectué un autre reportage mais au Mexique cette fois, chez les Tarahumaras. Ils étaient parmi les derniers Amérindiens libres d'Amérique du Nord, les derniers qui tentaient de vivre en maintenant leur civilisation le plus loin possible des Hommes Blancs et des ladinos, ces métis qui les méprisaient. Les Tarahumaras étaient des hommes justes, courtois et courageux. Très polis, ils parlaient peu, juste pour dire l’essentiel, et ne frappaient jamais leurs enfants, ne criaient jamais sur eux. Ils survivaient dans des conditions difficiles, mais les adultes étaient trempés dans le roc : quatre enfants sur cinq étaient morts en bas âge. Quelques années plus tard, j'ai appris qu'une famine de plus les menaçait dans leur existence même. Je suis intervenu à la télévision française sur une grande chaîne d'information pour expliquer la situation et le rédacteur en chef a lancé un appel aux dons. Sans résultat aucun. Nous avons déjà tellement de drames à notre porte... Tellement de drames plus médiatisés aussi. Sans doute, les Tarahumaras finiraient par disparaître. Comme disparaîtront les ours blancs, et beaucoup d'autres espèces menacées par le changement climatique actuel mais aussi par nos prédations dominatrices depuis trop longtemps.


Avant de devenir photographe, j'ai suivi à l'université une formation d'historien géographe. Nul n'est aujourd'hui censé ignorer l'holocauste où furent assassinés des millions de Juifs, mais aussi des Tziganes, des Slaves, des homosexuels, autant d'êtres considérés comme inférieurs par d’autres qui se prétendaient les rois du monde. Mais qui se souvient de la bataille de la Passe de Kleidion ? Ce fut la bataille majeure de la campagne de l'empereur byzantin Basile II contre les Bulgares. Après sa victoire, les byzantins avaient fait 15 000 prisonniers. Basile II divisa les captifs bulgares en groupes de 100 hommes et en fit aveugler 99 tandis que le dernier était seulement éborgné pour pouvoir conduire les autres chez eux. Basile II se proclamait chrétien...2 Comme le disait ironiquement Gandhi aux Anglais : « J’aime bien votre Christ, je n’aime pas vos Chrétiens. Vos Chrétiens ressemblent si peu à votre Christ. » Mais de cette passe de Kleidion, il y a mille ans, qui s’en souvient ?


Et nous n’ignorons pas non plus que les Palestiniens se révoltent contre les Israéliens : « Qui se souvient de nous ? Allons-nous disparaître oubliés, cloîtrés, abandonnés derrière des murs ? »


Et les disparus argentins de la dictature ? Les Chiliens ? Les Guatémaltèques ? Deux cent mille disparitions et assassinats par les milices privées dans ce tout petit pays. Et les disparus en Irak, en Afghanistan, les disparus d'aujourd'hui et de tous les temps ? Qu'en reste-t-il et qui s'en souvient ou qui s'en souviendra ?


Un jour, aux rencontres de la photographie à Arles, j'ai trouvé un livre très émouvant publié chez Blume, qui évoquait les disparus du monde entier en représentant des membres de leurs familles tenant en leurs mains les portraits de ceux qu’ils aimaient… et qu’ils ne reverraient probablement jamais. Un livre de portraits réalisés par Gervasio Sanchez qui s'intitulait « victimas del olvido – forgotten victims » (victimes de l’oubli). Mais il s'est passé une chose étrange. Les livres étaient présentés dans le cadre d'un concours pour choisir le meilleur livre de l'année. Il y avait là des centaines de livres, vissés sur de grandes tables pour que l'on ne puisse pas les dérober et aussi pour qu’ils demeurent dans le meilleur ordre possible pour faciliter la consultation par des dizaines de milliers de visiteurs. Des spots lumineux les surplombaient à la verticale. Une lumière trop forte, quasiment despotique : certains livres devenaient très difficiles à consulter en raison du vif reflet de la lumière sur leurs pages. Ainsi, les visages de ces disparus disparaissaient à nouveau une seconde fois sous la brillance de l'éclairage censé nous permettre de les découvrir. Situation paradoxale : il était impossible de bouger ces ouvrages qui étaient comme enracinés alors que ces gens avaient été arrachés à leurs racines. Mais encore plus troublant : c’est la lumière même qui éteignait ces visages en les illuminant, qui nous les dérobaient en voulant nous permettre de les découvrir mieux. Comme à cette heure magique où le jour bascule dans l’étreinte de la nuit, cette lumière avait quelque chose de magique et de terrifiant. Comme si le jour n’allait plus se lever. « Il est minuit dans le siècle », avait écrit Victor Serge, et pour nous c’est désormais l’heure crépusculaire.


Je suis allé dans les cimetières à la rencontre des beaux visages de femmes sur des médaillons photographiques en porcelaine destinés à pérenniser leur souvenir. Ces visages périssaient une seconde fois sur les tombes, effacés peu à peu, s’érodant lentement sous les attaques du gel, de la pluie, du froid, de la neige, du vent, et du temps qui passe. J'ai découvert les humbles et fiers visages de ces moines qui tombaient en poussière dans un monastère oublié. Je me suis attaqué à mes propres négatifs de photographies à coups de marteau, et leur ai fait subir toutes sortes de torture et de tracas pour parvenir à évoquer cette déchirure qui est au cœur même de toute existence. J'ai soumis mes diapositives à l'épreuve des flammes, de la brûlure et de la fumée. J’ai vu les visages fatigués, éreintés, désabusés des voyageurs du métro estompés par des vitres meurtries, déchirées par des millions de passages et de portes poussées.


Nous autres artistes, nous pensons créer et travailler pour nos contemporains mais beaucoup espèrent aussi travailler pour la postérité. Or, nous sommes conduits à partager de plus en plus l’assertion de Louis Ferdinand Céline pour qui « la postérité est un discours fait aux asticots. » Car la Shoah... dans mille ans… qui s'en souviendra de ces millions de déportés humiliés, piétinés, gazés, brûlés, exterminés ? Avec tout ce que nous sommes encore capables de mettre en œuvre en termes de destruction, combien de lignes dans les livres d’histoire pour la Shoah dans mille ans ? S’il est encore une histoire à raconter…


Qu'est-ce que la mémoire ? Qu'est-ce que la disparition ? Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Voilà des questions qui nous taraudent depuis toujours. Une grande partie de mon œuvre est née de cette interrogation sur la fragilité des êtres, l‘extinction des espèces, la mort de l'être humain, de l'art, l’effondrement des civilisations, la mort même du soleil... Nous sommes nés paraît-il d'une explosion primitive, enfantés par les étoiles. Et nous retournons au néant. Mais dorénavant, nous avons compris qu’à force de vouloir dominer la nature dont nous sommes partie prenante, tout pouvait basculer pour nous aussi. Nous serons peut-être les derniers, ou les avant-derniers.


À vrai dire, nous ne savons plus très bien où nous allons... Nous sommes un peu perdus dans l'espace... Dans le temps...


Ce que je montre, c'est toute la vie. Et donc la mort, aussi.


Oui, nous allons disparaître. Mais pour l'instant, nous vivons, et s’il est une issue à ce destin fatal elle ne peut se trouver que dans l’émerveillement devant ce qui demeure, ce miracle de l’existence, dans l’amour et la joie d’être, l’allégresse de vivre, ici, maintenant, au présent. Vivre en respirant goulument, amoureusement, religieusement, chaque seconde à pleins poumons. Une manière poétique d’être au monde les yeux ouverts et le cœur content, sans haine, sans peur ni regrets. Dans le mariage de l’ombre la plus profonde avec la plus lumineuse clarté. Dans l’acceptation du mystère souverain.

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