EXTRAIT d'une INTERVIEW pour le Musée d'Art Moderne de Moscou
Xavier Zimbardo répond aux questions de la revue russe « Les arts décoratifs » (DI)
TRADUCTION du russe par Anna Goussalova
DI : J’aimerais que le public russe puisse voir non seulement la série faite en Inde, mais aussi d’autres expositions.
X.Z. Vassili Tsereteli était intéressé pour faire venir à Moscou Les moines de poussière et Olga Sviblova voulait exposer les photos prises dans le métro de Moscou. Mais ces projets sont encore en discussion.
DI : Le métro de Moscou ? Intéressant !
X.Z. Je suis arrivé à Moscou en août 2006. Puisque j’avais décidé de travailler un peu ici. J’ai découvert le métro de Moscou. J’ai pris des photos et mon éditeur à Marseille en était bouleversé. C’est alors que j’ai décidé de me plonger dans ce sujet et d’explorer le métro de Moscou. J’y suis revenu plusieurs fois et j’ai fait une constatation curieuse : les gens dans le métro ne se retournent jamais, ils avancent avec agressivité. Vous suivez quelqu’un et il peut vous lâcher la porte à la figure. C’est une pratique habituelle, personne ne se retourne. J’ai pensé que c’était très symptomatique de la vie actuelle russe. C’est en fait toute votre histoire qui vous y a mené. Au début, il y avait le tsar, après la révolution de 1917, la guerre civile, le régime stalinien. L’Union Soviétique pendant ses 70 ans d’existence s’est transformée en une bureaucratie horrible. Même chose avec la nouvelle « révolution » de 1991, les espoirs et les attentes chaque fois font place à la déception. C’est comme si un homme ou une femme étaient sans cesse trompé par les femmes ou les hommes qu’ils aiment : il rencontre une autre personne puis une autre, mais chaque fois celle-ci le trompe à son tour, la troisième fait pareille et ainsi de suite. Vous vous sentez désespéré, vous en avez marre de la vie, vous devenez agressif.
DI : Et tout cela on voit dans le métro ?
X.Z. C’est là, dans le métro, que les gens montrent leur vrai visage. Du point de vue de la psychanalyse, le comportement des gens du métro est la traduction de leur inconscient collectif. Cela ne veut pas dire qu’ils sont individuellement des gens exécrables. Bien sûr que non. Mais je trouve que la nature des gens ordinaires se fait sensiblement voir dans le métro. Dans le cas du métro moscovite, c’est le sentiment de la perte d’espoir et de confiance.
J’analyse ce phénomène non pas à travers le prisme des problèmes sociaux, mais plus largement. Quand vous regardez de près quelqu’un dans le métro, son visage vous parle de toute l’Humanité, pas seulement de la Russie. Ce n’est pas seulement le problème de la Russie mais de l’humanité entière. Car la révolution russe était l’espoir du monde entier et non seulement de la Russie. Les idéaux de la révolution sont morts. Qu’est ce que nous voyons aujourd’hui ? Des catastrophes naturelles qui s’enchaînent. L’humanité perd l’espoir. On pourrait résumer ça rès simplement… Après avoir été à l’avant-garde de la Révolution mondiale, Les Russes sont à l’avant-garde du désespoir mondial.
DI : Dans les métros des autres pays vous n’éprouvez pas de sentiments pareils ?
X.Z. Oui et non. Évidemment, à l’heure de pointe les gens paraissent fatigués partout dans le monde. Ils ne se parlent pas. Mais ici l’ambiance est vraiment étrange. Si on prend en considération le climat russe, ce désespoir devient encore plus visible. L’homme doit résister à cette pression, il n’a pas seulement des émotions tristes, mais toute une profusion d’émotions variées – joie, ironie, méchanceté… Les Russes sont très particuliers, avec des émotions et des comportements très contradictoires, qui vont du plus féroce au plus chaleureux. C’est pour ça que j’aime Moscou.
Hemingway disait que le désespoir est élastique. On peut l’étirer, l’étirer, l’étirer… Les 10-15 dernières années votre société a vécu tant de cataclysmes, tant de changements divers. Je pense, qu’il n’y en a pas d’équivalents dans le monde entier. C’est incroyable ! Comment peut-on vivre sous une telle pression ? Je pense que c’est ressenti par tout le monde et ça transparaît sur les visages : c’est ce que je voudrais faire sentir à travers mes photos. La Russie d’avant était une superpuissance et ses citoyens se sentaient forts, aujourd’hui l’époque ressemble au déclin de l’empire romain. Il est très difficile aux gens de retrouver leur identité.
DI : Au contraire, nous vivons la naissance d’un nouvel empire.
X.Z. Ce n’est pas l’empire qui doit être ressuscité, mais l’humanité, l’humanisme.