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Une photo de la galerie HOLI
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"L’Inde aime au-delà de tout la profusion et l'outrance", m’a souvent répété mon ami l’écrivain Yves Véquaud en me citant William Blake : "Seule la voie de la démesure conduit au palais de la liberté". J'y voyage depuis quinze ans, mais elle ne cesse de me surprendre. La plus exubérante des fêtes indiennes s'appelle Holi, fête de l'Amour et du Printemps. Quelle folie et quel bonheur ce fut de vouloir photographier ces foules en extase, hurlant de rire, soufflant à tue-tête dans des clairons et des sifflets, courant déchaînées en tous sens, tapant à bras raccourcis sur des tambours, des bidons ou tout ce qui pouvait provoquer un peu plus de tumulte sauvage et de joie délirante !
Je me souviens de ma première tentative. Pour sûr, c’était magnifique à voir, ça dépassait tout ce qu’on peut imaginer. Mais faire des photos, pas question ! Non pas que les gens soient méchants ! Non non, seulement complètement absolument totalement dingues, dingues de chants, de danses, de couleurs, de vie, d’amour, de Dieu, de tout ce qui leur passait par la tête et sans doute aussi de bhang, ce céleste cocktail de sucre, d’épices, d’eau et de feuilles de cannabis qui autorise aux grandes personnes même les plus grosses bêtises. Alors ils visaient mon pantalon pour m’arroser l’arrière-train avec leurs pichkaris, sorte de pompes à vélos transformées en canons à eau aux teintes indélébiles. Ils me couvraient le visage de gerbes de poudres multicolores –le gulal -, m’aveuglaient, m’étouffaient. Et repartaient à l’assaut vers d’autres pauvres bougres. Car nul n’est épargné. C’est une bagarre générale, gigantesque, et en même temps une vaste rigolade. Sauf que moi, je n’étais pas armé de gulal sacré comme tout un chacun, j ‘avais simplement décidé de faire des photos dans cette turbulente foire d’empoigne …
Le premier jour, je pleurais de rage et de désespoir. Accablé par mon impuissance, épuisé, à bout de nerfs, je me suis assis au bord d’un étang, loin à l’écart des hordes de fous ; et en grignotant des biscuits trempés dans un verre de tchaï, cet inimitable thé indien gorgé de sucre et de lait, j’ai essayé de me calmer. Si l’Inde m’a jamais appris quelque chose, c’est bien la patience. Surtout, en Inde, lâcher prise, ne jamais s’énerver … Eux ils disent : "No problem my friend !"Même au cœur des pires calamités, un vrai Indien s’en va répétant en souriant que vraiment, pas de quoi s’en faire, tout va bien. Ce "no problem" qui m’agaçait tant au début, c’est plus qu’une formule : toute une philosophie. Une richesse intérieure sans limite, la partie immergée d’une sagesse insondable.
Les dieux ont été bons avec moi. L’idée m’est venue de me confectionner un large poncho en découpant une ouverture pour mon cou dans un grand drap de lit blanc. Enfin, blanc au début … Cela servait au moins à protéger les appareils des avalanches de poudres bariolées et présentait aussi l’avantage de sécher très vite au soleil sous les déluges d’eaux parfumées de fleurs, de santal ou de safran. En plus, j’ai eu l’air d’un fantôme, et commencé pour eux à faire un peu partie de la fête, au lieu d’être un intrus.
Car le but de cet extraordinaire festival religieux est de faire fondre les frontières entre les individus pour fusionner avec la divinité. On navigue à chaque coin de rue entre rêve et réalité. On voit passer des chiens rouges, des cochons bleus, votre vieux voisin halluciné est devenu rose de la tête aux pieds, il ne cesse de sourire, ébahi. Les cataractes de couleurs se mêlent et se confondent en tourbillons irisés de soleil, pour masquer tous les corps, les unir en une seule apparence identique et sombre. Et de ces ténèbres, en une sublime métamorphose, surgit la lumière de l’Unique. Il n’y a plus d’ego, plus d’hommes ni de femmes, plus de jeunes ni de vieillards, plus de riches ni de pauvres. L’âme individuelle rejoint l’âme universelle. Pour quelques instants magiques, chacun se retrouve en amour avec le Cosmos, et le Temps n’existe plus.

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