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Produire ou créer ?

Ce texte est la version très légèrement remaniée d’une conférence donnée aux Rencontres photographiques de Rodez en octobre 2003.




Il s’agit ici d’une errance, d’un vagabondage pour essayer d’approcher des réponses, puisque je suis d’abord un vagabond qui crée entre les abîmes de mes joies et de mes souffrances. J’essaierai donc simplement de transmettre un peu de cette expérience et de la perception du monde que j’ai reçue au travers de ces pérégrinations.


Puisqu’il s’agit de la photographie en tant qu’art, je n’ai pas limité mes références à la photographie, mais les ai ouvertes au vaste champ de l’art et des artistes. Le dialogue entre toutes les œuvres de toutes les époques et de tous les pays nourrit la création de tous les auteurs et fonde notre musée imaginaire.


C’est assez amusant que je me retrouve face à une telle tâche, alors que je me suis consacré à la photographie justement pour exprimer et partager des choses que je ne pouvais pas faire passer par les mots. Parce qu’en art il s’agit bien de passage, de partage, de communion. Et que les plus belles œuvres ont à faire avec l’indicible et touchent au mystère absolu. "Touche", dans tous les sens du terme, est un mot important pour le propos qui nous occupe. La "touche" de l’artiste (sa manière de voir et de faire, sa manière de poser son pinceau ou son regard, de donner un éclairage mais aussi une ombre et une profondeur particuliers à ce qu’il regarde et à ce qu’il montre) va déterminer la manière dont il nous "touche", beaucoup plus que le sujet lui-même.
"Dans une de ses lettres d’Arles, Van Gogh parle de ces instants où les émotions sont si fortes qu’on travaille comme sans s’en apercevoir, où les touches se suivent d’une façon cohérente comme les mots d’une phrase ou d’une lettre. A de tels moments, Van Gogh peignait comme d’autres écrivent. De même que l’écriture d’une lettre, enregistrant le geste de son rédacteur, peut nous révéler qu’il était alors sous le coup d’une forte émotion, de même la touche de Van Gogh nous révèle quelque chose de son état d’esprit. C’est l’expression directe de l’exaltation même de l’esprit de l’artiste" [1]. L’image photographique peut elle aussi révéler avec la même intensité les mouvements de l’âme de l’auteur, par les mouvements imprimés à l’appareil, par les déchirures de lumière qu’ils provoquent, et par bien d’autres moyens.


C’est vrai qu’aujourd’hui tout le monde, ou presque, fait des photos. Chacun peut facilement appuyer sur la touche du déclencheur d’un appareil photo, beaucoup plus facilement en extraire quelque chose qui paraisse acceptable ou grandiose qu’en se mettant à tambouriner sur les touches du clavier d’un piano, ou à peinturlurer à grands coups de touches (ou de taches) de couleur ... Tout le monde peut ressentir ainsi, grâce à la photographie, l’envie d’être un artiste, et c’est encourageant.


Mais tout le monde peut aussi, grâce à la photographie, se prendre soudain pour un artiste, et là c’est embêtant. Cela vaut en tout cas la peine qu’on s’y attarde...
Amateur est un mot piège. Souvent, on oppose l’amateur au professionnel.


L’amateur s’excuse en rougissant de ses possibles maladresses et prononce la phrase attendue et mille fois entendue : "Je ne suis pas un professionnel comme vous". Il faut en finir tout de suite avec cette équivoque : la valeur d’une photographie en tant qu’œuvre d’art n’a que très peu à voir, sinon rien, avec le fait qu’elle se vende ou non, ni avec le fait que l’artiste vive financièrement de son art ou non. Le fait qu’une photo se vende peut avoir à faire avec la reconnaissance d’un artiste en tant qu’artiste, puisque ce qu’il fait a su plaire et que quelqu’un a fait le sacrifice d’une partie de ce qu’il possède afin de pouvoir l’acquérir et vivre avec cette œuvre-là, mais cela ne définit pas cette œuvre-là en tant qu’œuvre d’art.


Quelques-uns des artistes les plus fascinants sont toujours restés des amateurs. Certains ont dû travailler comme enseignants, gardiens de square, chauffeurs de taxis pour garder leur indépendance et le droit de mettre au monde les œuvres qu’ils pourraient contempler avec respect d’eux-mêmes et satisfaction de l’œuvre accomplie. Je ne citerai pour exemple que l’extraordinaire Mario Giacomelli, imprimeur de son état.


Une chose par contre est sûre : l’artiste donne à son art toute sa vie, il s’y consacre entièrement, et sans doute il n’a pas le choix puisque sans ce don total, il ne saurait atteindre son but, qui est une quête d’absolu : lui-même. Au cours de ce chemin s’accomplit l’œuvre. Que l’on ne s’y trompe pas : l’artiste peut être un amateur, mais la dure loi de la création lui interdit d’être un dilettante. Au terme de professionnalisme, qui contient l’idée de gagne-pain, je préfère celui de maîtrise, qui se réfère essentiellement à un savoir-faire, à une habileté technique. Sans cesse, pour construire son œuvre, pour mettre au monde son univers, l’artiste se trouve confronté à des problèmes techniques.
C’est le va-et-vient constant entre le foisonnement de son imagination créatrice d’une part, et l’abondance de ses ressources techniques d’autre part, qui vont lui permettre d’enfanter une œuvre profondément originale. Avec, il faut bien l’ajouter, une bonne dose de patience, de travail et d’énergie, une réelle audace, sans oublier les cadeaux du hasard d’où jaillissent parfois ces œuvres que l’on qualifiera de géniales, parce qu’elles dépassent toute explication. C’est en effet, parfois, aux limites de cette maîtrise technique, là où la volonté abandonne, là où la trajectoire du pinceau déraille, là où l’imprévu surgit, que de grandes surprises nous sont soudain révélées. De ces surprises qui n’ont jamais fini de surprendre et qui font les chefs-d’œuvre. Le peintre Robert Motherwell le soulignait ainsi : "Le pinceau, en faisant ce qu’il fait, trébuchera sur ce qu’on ne peut pas faire seul". Si les impressionnistes avaient cherché à rendre le moindre détail, leurs tableaux auraient eu toutes les chances d’être mornes et sans vie. Ce qui subjugue, chez un Robert Franck ou un William Klein, ce sont justement ces pertes de contrôle provoquées : utilisation du flou, du bougé, de la nuit, des notes sombres, de focales extrêmes, etc.
Mario Giacomelli raconte : "J’ai photographié l’eau au bord de la mer en pensant pouvoir rendre son mouvement, comme avec des coups de pinceaux, et comme l’appareil n’offre aucune possibilité de représenter le mouvement, j’ai bougé l’appareil, et la mer fut agitée. J’exprimais cela comme avec le pinceau". D’autres utilisent le traitement croisé, d’autres ré-explorent les procédés anciens, moi-même je cogne sur mes négatifs à coups de marteaux et bien d’autres choses, tout ça pour élargir les horizons du possible et pour ouvrir des fenêtres sur l’impossible.
Car il faut aussi se méfier d’un trop grand savoir-faire et de l’étalage de la virtuosité. En ce cas, on risque de s’entendre reprocher avec quelque justesse : "Vous êtes un excellent professionnel", ce qui signifie : "Votre technique est sans faille, vous arrivez certainement à gagner votre vie avec ça, mais ça ne me touche pas, ce n’est pas de l’art."


Le risque du professionnalisme est que l’artiste pourrait s’adapter au goût de l’époque pour mieux vendre et, de là, dévoyer sa création. Combien affadissent plus ou moins consciemment leurs travaux pour plaire au lieu d’oser déranger ? Combien de journalistes qui se prennent pour des écrivains et qui sans doute auraient pu l’être s’ils avaient pris le risque de déplaire pour être grands ? Le photographe court comme le journaliste le même risque d’affadissement et de compromis par la variété des supports susceptibles d’accueillir son travail. Le risque est d’autant plus grand qu’il n’y a qu’un seul mot pour recouvrir des réalités fondamentalement différentes : il n’y a qu’un seul mot pour désigner un paparazzi et Caroline Feyt, tous deux sont photographes, tous deux écrivent avec la lumière puisque tel est le sens étymologique du mot. Mais entre la lumière de l’un et la lumière de l’autre, il y a des années-lumière et des chaos d’étoiles à parcourir. Ils ne vivent pas dans le même univers, mais les apparences le laissent croire. Souvent c’est évident, parfois non. Où placer les idoles du grand public ? Où placer le travail de David Hamilton ? Celui de Yann Arthus-Bertrand ? Où placer les idoles de nos critiques d’art, les bavardages et les pitoyables galipettes de la plupart des artistes conceptuels ?


L’artiste est un insoumis aux valeurs admises par la société de son époque. Cette insoumission et cette libération se sont construites peu à peu, au fur et à mesure d’une longue histoire de l’art où il s’est affranchi de règles contraignantes et de toute dictature extérieure à son propos. Nous savons aujourd’hui qu’en art, tout est permis. Pour créer, l’artiste doit être absolument sincère et libre, au risque de n’encourir parfois que le mépris, et cela pour une durée indéterminée. L’artiste est impulsif, il gribouille, il ose, il explore, se préoccupant fort peu de rassurer par des œuvres sécurisantes. La sécurité, cette préoccupation maladive de notre époque fragilisée, est un sentiment rarement en harmonie avec la recherche et le doute qui taraudent les artistes. Les plus grands se soucient fort peu d’être vendus, du moins ce n’est pas leur souhait premier et pas de n’importe quelle façon. S’il leur est nécessaire de vendre, c’est pour pouvoir continuer à créer.
Gustave Courbet, dans une lettre de 1854, disait son espoir de toujours gagner sa vie par son art, sans jamais "dévier d’un cheveu de ses principes", sans jamais "un seul instant mentir à sa conscience" et de ne jamais peindre, "fût-ce grand comme la main, dans le seul but de plaire à quelqu’un ou de vendre plus facilement". Aussi, l’amateur, qui a une autre profession, qui n’est pas forcément soumis aux aléas de la vente ou de la mévente de son art, va parfois se montrer plus audacieux qu’un professionnel dont le futur est soumis au fait de vendre ou de ne pas vendre ce qu’il engendre. J’emploie le mot "engendrer" parce que j’hésite entre deux mots qui sont des mots ennemis, je veux dire les mots "créer" et "produire". Créer va engendrer une création, une œuvre de l’esprit, une part de rêve, alors que produire va engendrer un produit, une marchandise soumise aux lois du marché. Le professionnel est au cœur de ce dilemme.
C’est d’autant plus vrai en photographie puisque la photo peut être utilisée de mille façons : On peut l’utiliser pour vanter une réclame et vendre du dentifrice, une voiture ou un saucisson, en utilisant de préférence, dans notre système de valeurs assez bizarre, les charmes d’une femme dévêtue ou autres niaiseries apparentées.
Elle illustre une marchandise. C’est la photo publicitaire, qui doit valoriser cette marchandise et surtout s’efforcer de la vendre au plus grand nombre. Ce qui va dominer, c’est comment faire une photo forte pour qu’elle vende un maximum de tubes de dentifrice, de voitures, de kilos de saucisson.


On peut l’utiliser, et c’est assez voisin, pour donner envie d’acquérir la dernière fripe dans le vent, elle illustre un vêtement, et c’est la photo de mode.
On peut l’utiliser pour communiquer, pour transmettre des nouvelles, et pour véhiculer un contenu d’informations. Elle illustre une actualité et c’est la photo de reportage.


On peut l’utiliser pour garder une trace, pour soutenir la mémoire, et c’est la photo souvenir, la photo de famille, la photo historique.
Etc. etc. etc.


Parfois, certaines images vont au-delà de leur destination et leurs formes sont si intenses qu’elles dépassent le cadre strict de leur qualification pour devenir des œuvres d’art. C’est particulièrement vrai pour la photographie de reportage, beaucoup moins esclave de son support, par exemple, que la photographie publicitaire. Je pense aux fabuleuses images d’un Michael Ackerman ou d’un Paolo Pellegrin. Tout près d’elles, on trouvera aussi les œuvres de Didier Benloulou et de Dolorès Marat, ou celles prometteuses de Flore-Aël Surun. Ces photographies-là se passent parfaitement de légendes, mais c’est rarement celles-là aussi que la presse publiera.
Car la différence fondamentale de la photo en tant qu’art, c’est qu’elle ne se donne pas pour but d’illustrer quoi que ce soit. C’est vrai qu’on la récupère parfois, les businessmen sont les rois de la récupération. Ils ont même osé affubler un tas de ferraille sur roues du beau nom de Picasso. Mais admettons qu’en agissant ainsi, ce sont les publicitaires et les businessmen qui se ridiculisent, car l’art est au-delà de leurs velléités mercantiles.
En tout cas, l’art, dont la photo d’art fait partie, se destine à tout autre chose, qui est de donner à notre âme l’air dont elle a besoin pour respirer. La photo en tant qu’art ne sert à rien d’autre que d’être là, et par sa seule présence elle redouble le mystère du monde, elle est un monde en soi, un mystère sans fin, qui bouleverse et qui étreint. Un mystère qui nous nourrit. Quelqu’un a dit qu’une œuvre d’art est quelque chose de parfaitement inutile, mais dont on ne pourrait absolument pas se passer. Parce que l’art nous transmet ce qu’il y a de plus essentiel au cœur de chacun de nous, ce qui nous fait pleurer sans qu’on puisse l’expliquer, ce qui nous élève et ce qui nous abat.


Il n’est rien de plus proche d’une œuvre d’art que ce mystère qui passe dans le regard entre deux amants. Il se passe alors entre eux quelque chose d’indicible, d’inexplicable, une sorte de magie, on touche au secret de l’âme, au plus profond de chacun, c’est très bon, très fort, très doux, très violent, mais on en reste muet. C’est au-delà du désir, apparemment en-dehors de la vie et pourtant au cœur même de la vie. Et si l’on cherche à expliquer ça, on répondra :
"Parce que c’était elle ...
Parce que c’était moi ...
"


En ces moments hélas trop rares, on côtoie le sacré, on approche du divin, d’une certaine forme de perfection dont on a bien peu idée, dont on ne saurait que dire, mais qu’une peinture, une sculpture, une musique, une photographie ou toute autre médium, sont, à certains moments privilégiés, capables de nous faire sentir et percevoir. Simplement par l’intensité de leurs formes, par leur puissance évocatrice, parce que les mondes imaginaires qu’évoquent ces œuvres, l’écho qu’elles suscitent, installent en nous un climat particulier, à la fois hors de ce monde et en plein cœur de celui-ci. Juste comme une grande histoire d’amour ou une extase mystique. C’est pourquoi on peut supposer que l’artiste, dans ses moments de plus grande hauteur, apparaît comme guidé par une Présence Invisible, quasi surnaturelle :
William Blake disait : "Je ne fais rien. L’Esprit Sacré accomplit tout à travers Moi."
Piet Mondrian : "La position de l’artiste est humble. Il est essentiellement un canal."
Louis Armstrong : "Ce que nous jouons, c’est la vie."
Ce qui fait l’artiste, c’est qu’il a su se rendre disponible pour être ce canal par une certaine forme d’exigence, d’ascèse, et une soif radicale d’aller à l’essentiel et d’y demeurer, sans laquelle il ne pourrait vivre. Du moins aurait-il l’impression, s’il trahissait cette exigence radicale, d’être un mort-vivant. L’artiste est celui qui se poursuit lui-même jusqu’au bout, avec la plus absolue sincérité, sans chercher à plaire ni à vendre. Il nous offre ainsi un univers unique, puisque nous sommes tous différents et uniques. Et il faut un grand courage pour s’affronter continuellement à la vérité de nous-mêmes, avec toutes nos peurs, nos faiblesses, nos démons, pour savoir aussi les transfigurer en œuvres, et non pas en simples illustrations grotesques et racoleuses de nos plus égocentriques fantasmes. C’est toute la différence qu’il peut y avoir entre d’une part celui qui est écorché vif tant il est au cœur de sa plus profonde sensibilité, et d’autre part celui qui est décolleté jusqu’au nombril et qui prend celui-ci pour le nombril du monde.
La galeriste Agathe Gaillard définit ainsi la tâche qu’elle s’était fixée en ouvrant sa galerie il y a bientôt trente ans : "D’abord, montrer qu’il y avait des auteurs, des créateurs de mondes, pas seulement des photos dues au hasard et aux appareils-photo." Oui, ce qui différencie un photographe que l’on qualifiera d’artiste, c’est qu’il est un auteur, un créateur de monde. Et en ce monde qu’il crée, c’est lui-même dans toute sa richesse et son unicité qu’il nous offre à voir et à apprécier, en partage. Pour en goûter toute la puissance, il faut se placer comme spectateur face à l’œuvre avec la même exigence, la même sincérité, et si possible la même lucidité que l’artiste. Je vous l’ai dit, c’est comme pour le regard entre les amants. Et l’amour n’est pas si aveugle qu’on le dit. D’autres, comme Saint-Exupéry, ont préféré proclamer que l’essentiel est invisible pour les yeux : on ne voit bien qu’avec le cœur. C’est un moment exquis, qui déchire et rend heureux. Pour le vivre, il faut aussi se rendre disponible. Cela coûte de l’énergie, de la vraie volonté, et du temps. Ce temps que nous ne savons plus, hélas, que trop rarement nous préserver, perdus dans ce monde de productivité qui nous étrangle et nous étouffe, en mettant en avant des valeurs diamétralement opposées aux besoins de l’être humain. Georgia O’Keefe s’en plaignait ainsi : "Personne ne voit les fleurs - vraiment- elles sont trop petites et cela prend du temps - nous n’avons pas le temps - et voir prend du temps, comme avoir un ami prend du temps." En cela l’art, et la photographie comme art, en tant que ressource poétique, sont l’expression d’un phénomène de salubrité publique, une forme essentielle de résistance à l’oppression. Une manière de révolution. Et une manière d’être au monde, à soi et aux autres.
Pour conclure, je voudrais citer Jean-Claude Lemagny, longtemps conservateur de la photographie contemporaine à la Bibliothèque Nationale de France : "Je n’aime pas me servir des mots. Ils ont traîné partout. Je n’aime pas étaler mes idées, c’est indécent. Les idées sont les déjections de la pensée. Les mots ne sont purs qu’en poésie, où je ne prétends pas. Les idées n’ont que l’excuse de permettre à la pensée, étreinte du réel, de reprendre souffle. Ce que j’aime, c’est la splendeur des choses. Il est des choses faites de main d’homme qui se tiennent, par rapport aux hommes, dans une indifférence aussi hautaine que les choses de la nature : ce sont les œuvres d’art. Elles m’apprennent l’humilité et la fierté."
Regardons maintenant une photographie, et voyons si elle nous rend humble et fier à la fois. Demandons-nous si elle nous dénude au plus profond, nous habille tout entier, si elle nous étreint de tout cœur. Voyons si nous sommes bien face à une histoire d’amour. Si elle nous interroge et si elle nous répond tout en demeurant muette et tout en hurlant de par toutes ses formes. Si nous sommes à cette hauteur, alors, nous sommes face à l’Art. A l’apprentissage duquel nos écoles consacrent bon an mal an une heure de cours par semaine... Il est vrai que nous vivons dans une société plutôt barbare dominée par l’économique, la finance, le souci de la rentabilité, où l’on se préoccupe fort peu d’initiation. C’est pourquoi cette société ne saurait durer. Elle ne s’attache qu’à l’Avoir, à la possession, à l’accumulation, au paraître, tout ce clinquant éphémère. L’art, lui, durera. Il libère et nous rapproche de l’Etre.




[1] Ernst Gombrich, Histoire de l’art, Phaïdon, 1997, pp. 547-548.

D'éminents bavardages ou le concert du silence ?

Il faut tordre le cou à une certaine dérive de l’art contemporain qui le conduit dans une impasse.
Quand le mouvement dada a levé l’étendard de la rébellion, quand Marcel Duchamp a exposé son Urinoir, c’était en réaction à la gigantesque boucherie de la Grande Guerre. "La guerre mondiale dada et pas de fin. La révolution dada et pas de commencement. Il s’agissait de s’attaquer à tout ce qui représentait le Capital fauteur de guerre et de malheur, d’abattre tout ce qui pouvait être considéré comme bourgeois. Le "beau" et le "décoratif" sont devenus suspects. L’art devait essentiellement faire réfléchir, il ne pouvait exister qu’en s’affirmant résolument critique. Nul souci alors de faire de l’argent, de briller : les meilleurs artistes étaient révoltés par ce qu’ils étaient en train de vivre, et cherchaient à ouvrir des issues, à abattre des murs, à bâtir des ponts pour un monde qui semblait au bord du vide. Le sentiment de l’horreur était au comble du tragique.
Tout ce qu’il y avait de révolutionnaire dans ce désir de bousculer par des provocations spectaculaires les idées dominantes s’est depuis érodé, ou plutôt a été galvaudé et récupéré. Sous prétexte de réflexion, l’œuvre est mise au rencard et le critique s’expose en lieu et place des artistes et de leurs œuvres. Il s’agit moins de faire descendre l’art dans la rue que de trouver le sésame pour pénétrer dans les salons friqués. Il s’agit moins de brûler ses vaisseaux que de s’ouvrir les portes des galeries et des musées en épatant le bourgeois, d’obtenir un passeport lucratif au pays du marché doll’art. En matière d’émotion visuelle, toutes ces galipettes se réduisent à peu près à ... néant.


Voir les propos élogieux d’André Rouillé qui résume malheureusement trop bien le climat actuel :
"L’une des expositions les plus intéressantes que l’on ait pu voir à Paris récemment vient de s’achever. (...) l’exposition de Rirkrit Tiravanija résiste à l’excès en concevant un dispositif d’une rigueur et d’une économie extrêmes : des murs de contreplaqué brut, nus, vides d’images et d’objets, seulement ponctués par les titres et dates d’œuvres passées de l’artiste, mais en l’absence de ces œuvres.
(...) De quoi s’agit-il ? (...) Rirkrit Tiravanija a fait construire une vague réplique en contreplaqué brut de l’agencement des salles de l’ARC. Et, au lieu de présenter un ensemble de ses œuvres passées comme il convient dans une rétrospective, il en a seulement fait inscrire les titres sur les cimaises. Il n’y a donc rien à voir, ou si peu. Mais, pour le spectateur, beaucoup à entendre, à imaginer, à faire.
(...) Sous la conduite du guide-conférencier, on passe d’une inscription (les titres des œuvres absentes) à une autre. Et à chaque arrêt, le guide décrit avec moult détails une œuvre dont la narration vient, par la fiction, combler l’absence.
Curieuse mais éloquente situation. On adopte la posture des visiteurs de musées qui contemplent des œuvres, mais en regardant un mur vide ; on est surtout convié à imaginer une œuvre à partir d’une description verbale détaillée par quelqu’un qui ne l’a lui-même jamais vue !
"
Une rétrospective inversée http://www.paris-art.com/edito_detail-96.html


C’est peut-être une bonne idée, mais l’art n’est pas d’abord fait de "bonnes idées", du nouveau pour le nouveau. Des expos de ce genre, il ne faudrait pas qu’on nous en fasse trop souvent : une fois et basta. Je n’irai pas la re-(ne-pas)-voir. A tous ces éminents bavardages je préfère le concert du silence. Voilà en tout cas les dérives et les impasses où ces brillantes réflexions conduisent.


Or, le propre des arts visuels est précisément non de gloser mais de travailler sur la puissance évocatrice des formes, de les porter à un tel niveau d’intensité, à un tel degré d’incandescence, qu’on perçoit soudain l’œuvre traversée par une impalpable présence, au-delà d’elle-même. Présence que l’on serait bien en peine d’expliquer, aussi spirituelle et aussi charnelle en son acmé que l’amour fou. En nous conduisant vers l’essentiel, vers ce meilleur de nous-mêmes par l’approche du cœur de l’Etre contre le consumérisme des dévots de l’Avoir, les œuvres d’art traversent notre époque tiède et blasée avec cette irréductible aura de mystère qui donne le frisson et l’espoir, qui soulève les belles colères ou éveille plaisir et passion.


Dans ce climat dominé par le primat de l’idée, le risque pour la photographie numérique est de privilégier le bidouillage habile et la subtilité des procédés techniques au détriment de l’œuvre elle-même en ses qualités formelles. De s’attacher au "Comment c’est fait" plutôt qu’à l’atmosphère que suscite l’œuvre. En octobre 2000, le magazine Beaux-Arts s’extasiait sur l’œuvre prodigieuse de l’artiste Wim Delvoye qui venait de mettre au point une machine à fabriquer de la merde humaine qu’on vendait en sachets plastique à la boutique du musée. Provocation intéressante ou découverte scientifique assurément, mais l’art est-il affaire de trouvaille, ou bien affaire de recherche, de trouble, de déroutes et d’émerveillements ?
Au-delà du débat actuel sur photo argentique et photo numérique que le chemin de l’art vivant se chargera de régler dans sa marche, il s’agit de s’intéresser à la photographie en ce qu’elle révèle d’obscur et de lumineux, à la photographie quelle qu’elle soit mais en tant qu’art et approche du numineux (du latin numen : divinité, puissance divine), du sacré. Qu’est-ce que le sacré, me dira-t-on ? C’est tout ce que je ne pourrais vous dire mais qu’au travers de l’œuvre on parviendra peut-être à sentir. "J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or", écrivait Baudelaire. Et par "or#, il faut bien sûr entendre la seule vraie richesse, notre poétique vérité, pas les lingots qu’on empile pour, à son dernier souffle, prononcer avec un ultime regret "Rosebud". La tâche de l’artiste reste la même, celle d’un alchimiste qui dévoile et transcende.


"C’est venu...
c’est venu... un moment... alors que les yeux de cet enfant de cinq ans luisaient de leur éclat limpide...
C’est venu... quand cet arbre au lourd feuillage était immobile au soleil de midi, au centre du jardin...
C’est venu ...quand le rocher blanc a surgi au milieu des broussailles en haut de la montagne...tout près du ciel et des nuages...
C’est venu ...quand la goutte d’eau s’est gonflée au bout du robinet chromé... puis s’est détachée...
... Dans l’instant où elle tombait avant d’atteindre la cuve blanche du lavabo... tout cela s’est passé... tout cela... et bien d’autres choses encore...
L’infini... l’éternité qui étaient en moi ont fait explosion... ont avalé le monde qui les contenait... ont avalé le corps qui les portait...
" ( Le Clézio)


Pour les Anciens, certains lieux étaient sacrés, hantés par des êtres ou des forces venus d’ailleurs, d’un autre monde, de l’inconnu. Parfois, ces âmes, esprits bénéfiques ou inquiétants, apparaissaient aux vivants, comme le génie surgissant de la lampe d’Aladin.


Ces lieux sacrés ont perduré dans notre imaginaire, peuplant les rêves et les cauchemars des enfants que nous fûmes et que nous demeurons, au plus profond de nous. Tout est « habité ». En cachette, chaque lieu de notre monde moderne épris de rationalisation garde une âme furtive, un esprit imperceptible qui surgit soudain, lumière ou chaos, et disparaît.


Qui n’a jamais éprouvé l’angoisse de voir se fissurer et s’effriter les hautes tours des grands ensembles, qui n’a frémi au vrombissement d’un avion à l’approche, faisant trembler les fenêtres de l’immeuble ? Qui n’a jamais frissonné quand le tonnerre (ou quelque démon ?) gronde ?
Qui, dans une abbaye silencieuse, n’a pas cru un jour percevoir une Présence Invisible se glisser entre les pierres à la vitesse de la lumière ?
De nuit, qui n’a vu se mettre à danser et se réjouir les lumières multicolores des villes, qui n’a été troublé par le frémissement des reflets argentés, emportés par de sombres rivières prêtes à prendre leur envol ?


La photographie est à un immense tournant. Elle conserve son pouvoir de vérité et de conviction puisque apparemment liée au réel en sa qualité d’empreinte de celui-ci, de trace vraie du monde. Beaucoup de gens demeurent encore intimement persuadés que la photo conserve sinon valeur de preuve, du moins une part relative d’authenticité. Comme notre foi chancelle quant à la véracité de ce qui nous arrive, dans notre sommeil paradoxal.


Mais le doute s’installe et le doute est fécond. Il engendre ces univers vacillants et oniriques où les créateurs, jouant de ces ambiguïtés, font leurs nids. Les photographes continuent d’écrire avec la lumière mais, grâce au numérique, désormais ils peignent des lumières impossibles et des mondes improbables à l’existence desquels on pourrait croire. L’esprit des lieux, à la faveur de ces frontières qui s’effondrent, en profite pour ressurgir, ranimer les aires sacrées enfouies dans nos souvenirs, réveiller les échos fugitifs de nos terreurs et de nos extases enfantines.


Plus encore qu’au temps de Dada et de Duchamp, le monde est au bord du vide et la planète va dans le mur. Nous avons vu Auschwitz et Hiroshima. Nous devrions aujourd’hui savoir quel rôle a joué l’esclavage pour rendre possible cette civilisation dont nous sommes encore si fiers [1]. Selon de froides statistiques un enfant meurt de faim toutes les sept secondes et un être devient aveugle faute de vitamines toutes les quatre minutes. Et pourtant il ne faut pas désespérer, il ne faut pas se suicider, il faut faire mieux que survivre, il faut lutter, il faut aimer, il faut s’indigner et s’émerveiller, il faut vivre. Et l’artiste, pour autant qu’il mérite ce nom, n’est pas là pour "faire le beau" d’un air canin pour avoir l’air malin.


"Dans Le Voyageur Enchanté, l’écrivain russe Leskov raconte une fable sur les artistes que j’aime beaucoup. Six bûcherons essayaient de soulever un gros arbre sibérien qu’ils avaient abattu. Le tronc est énorme. Ils s’escriment mais ils sont incapables de le bouger. Tout à coup, l’un d’entre eux grimpe sur le tronc et commence à chanter. Et voilà qu’à cinq, comme portés par le chant du sixième, ils parviennent à bouger l’arbre. Telle est la condition de l’artiste. Il est un poids en plus pour l’humanité, il ne produit rien, et pourtant il donne de la force". (Roberto Benigni)


À Bénarès, on ressent intensément la densité spirituelle d’une ville sainte. Puisse ce vagabondage, entre l’étrange et le fantastique, entre le certain et l’incertain, vous conduire en un voyage enchanté jusqu’à l’esprit des lieux. Malgré nos fascinants outils numériques, nous ne devrions jamais oublier que nous sommes les frères et les sœurs des peintres de Lascaux ou du Fayoum. L’outil n’est pas rien et l’auteur n’est pas tout. Ce dont il s’agit, au fond, c’est d’en faire "quelque chose" qui porte un nom : splendeur.




[1] Lire le très éclairant Sven Lindqvist : Exterminez toutes ces brutes, Traduction du suédois par Alain Gnaedig, Le Serpent à plumes, 1998, 234 pp. 15.1 €.

L'essence de la beauté

L'essence de la beauté


Il en est de la beauté, comme de l’amour : mots que nous employons constamment, mais dont le contenu est extrêmement confus. Nous avons toutes sortes d’opinions sur la beauté. Nous parlons d’une belle initiative, d'une belle voiture, d’un beau match de foot, d’un beau tableau, d’u…


Lire la suite : http://sergecar.perso.neuf.fr/cours/art4.htm

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