Niépce et Daguerre regrettaient naïvement que leurs premières images ne soient pas en couleurs. En effet, ayant découvert le moyen d’enregistrer la réalité visuelle, qui est en couleurs, pourquoi ces couleurs ne suivaient-elles pas, collées qu’elles sont aux choses, inséparables ? Nous savons depuis qu’il fallut de longues années de recherches pour y parvenir. Replaçons-nous, par ce livre, dans l’étonnement premier de ces pionniers.
L’œuvre de Xavier Zimbardo est à la fois très vaste et diverse, autant que riche. Les sujets humains y tiennent de fait une place importante : Zimbardo milite volontiers pour des causes généreuses. Mais ici il ne sera d’autre engagement que celui de l’art. Ce livre opère une coupe transversale parmi maints sujets et maints pays, pour ne considérer que les couleurs dans les photographies, les couleurs elles-mêmes.
Ainsi sommes-nous mis en demeure de voir ces photographies comme il faudrait toujours le faire : sans nous préoccuper de ce que cela représente.
Ne voir que ce qui est là, sous l’œil : des formes et des couleurs.
Avec la couleur les problèmes surgissent, car elle survient avec ses propres paradoxes.
Le premier de ces paradoxes est déjà sa place particulière dans la réalité. Elle est partout, nous entoure et nous fait voir toutes choses à travers elle. Elle est là, inexplicable et indémontrable. Ses définitions scientifiques comme longueur d’onde de la lumière n’y peuvent rien : essayez d’expliquer la vibration du jaune à qui n’en aurait jamais vu… Ici la pure sensibilité se redouble sur elle-même. Évidentes parties prenantes de l’univers, les couleurs se constituent comme un univers à part, rétif à l’analyse, à vrai dire incompréhensible.
Cependant un univers d’une présence intense, habitée de ses propres défis pour l’artiste, c'est-à-dire pour celui qui s’intéresse d’abord aux formes et aux couleurs. Et ce, en dehors de toute autre considération morale, politique, sociologique, conceptuelle…, qui n’ont rien à y faire même si les critiques d’art en sont encombrées. De même que, selon Henri Focillon, il y a une « vie des formes », il existe une vie des couleurs, comparable, parallèle, inséparable et pourtant différente.
Tous les arts du dessin sont des arts du volume dans l’espace, la photographie n’y échappe pas, et c’est ce qui en fait un art. Contrairement à ce que soutiennent trop d’historiens il n’y a pas d’art à deux dimensions, et un seul trait sur une surface fait surgir et déchaîne un espace. « Pour les volumes les Byzantins sont les plus forts » affirmait le sculpteur Alberto Giacometti.
La question de l’espace se présente de même lorsqu’il s’agit des couleurs, avec leur propre façon d’être, présente partout mais parallèle. D’elles-mêmes les couleurs avancent ou reculent. Le bleu est d’abord celui du ciel, là-bas, très loin. Le rouge jaillit devant comme le sang, et le vert est la proximité reposante qui nous entoure. Mais dans le réel des objets, saisi par la photographie, ce qui est proche peut être bleu, et le lointain peut être rouge. Ainsi les couleurs bataillent-elles entre elles. Le photographe doit composer avec les surgissements imprévisibles qui s’engouffrent dans son objectif, et concilier structure des choses et mouvement des couleurs.
Car, pour un artiste, les couleurs sont vivantes, agressives ou apaisées. Elles vibrent par et pour elles-mêmes. Mais voici le lieu d’un nouveau paradoxe. Les couleurs nous offrent la surface des choses, mais tantôt nous les ressentons comme une pellicule qui dissimule la matière interne des objets, tantôt, plus rarement, mais plus proche d’une sensibilité profonde les choses sont en couleur. La couleur constitue alors non seulement la surface, mais la matière interne des choses. Tantôt les couleurs semblent prêtes à s’envoler, à nager dans l’espace, tantôt, affleurement d’une épaisseur, elles disent le poids et la massivité.
C’est ainsi que cette vie mouvante des couleurs sous nos yeux se combine avec les mouvements de notre imaginaire des matières, avec ses rêves et ses folies.
Le photographe Xavier Zimbardo se lance à l’assaut de ces paradoxes. Il ne peut prétendre les résoudre, mais il danse avec eux quand il rencontre leurs mêlées. La photographie est l’art de la rencontre : là où la brutale étrangeté du monde se mêle à un énigmatique déjà-vu. Ce mystère du monde, avec lequel nous sommes déjà, depuis toujours en profonde complicité, comme le suggérait Aristote.
Loin de moi l’immense et vain labeur d’analyser ces images si inattendues et si diverses. Ce serait du reste passer à côté de ce qu’a voulu Xavier Zimbardo : entrer dans la liberté de la danse vivante des couleurs, et nous faire partager les étonnements de son regard.
Avril 2017