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La petite fille qui ne souriait plus


Je me rends régulièrement en Inde depuis plus de trente ans dans une ville inconnue des circuits touristiques, mystérieux univers de gigantesques fabriques textiles par centaines : y sont teintes ces chatoyantes étoffes qui illuminent cités et campagnes de ce pays. Depuis des claies de bambou suspendues à vingt mètres de hauteur, des voiles immenses sont déployés en cascades pour sécher multicolores dans le vent. Quand j’ai découvert ces cathédrales de couleurs, mon regard a été saisi par une ivresse étourdissante. L’idée a peu à peu germé d’exporter ces territoires visuellement fascinants : j’ai acheté dans les usines indiennes dix rouleaux mesurant au total plus d’un kilomètre de tissus aux couleurs éclatantes, pour confectionner écharpes, bannières, étendards et turbans.


Cette photographie a été réalisée au cours d’ateliers intitulés « De la couleur et du bonheur », avec des enfants en souffrance dans des centres d’accueil et de protection des mineurs en danger, des maisons d'enfants à caractère social, des unités pédagogiques pour des élèves nouvellement arrivés en France qui ne maîtrisent pas notre langue, non ou très peu scolarisés antérieurement, dans des quartiers de banlieue où les gamins ne pouvaient pas partir en vacances pendant l’été, avec des associations de prévention de la délinquance, etc. Beaucoup de ces enfants perdus sont dans la peine et le désarroi, certains ne sourient même plus.


Le but est de créer un monde de couleurs oniriques où règnent le sourire et la joie de vivre : il trace un trait d’union entre rêve et réalité, entre l’Orient et l’Occident, le Nord et le Sud. Le soleil du cœur transfigure la grisaille de la ville. Se transformer soi-même le temps d’une expérience artistique et métamorphoser l’espace pour qu’il nous apparaisse différent de notre environnement habituel. Changer l’ambiance par des objets, des décors, des éclairages, en faisant surgir l’insolite. Giboulée d’idées pour faire fleurir ensemble des bouquets d’images à profusion !


Les séances ont commencé par une formation photographique succincte. Puis nous avons installé nos décors : nous avons accrochés de longues pièces de tissus multicolores dans les arbres de petits bois, dans des parcs ou des jardins publics ou sur les murs des salles de classes, et aussi dans la ville même devant des tags multicolores et peintures murales. Les enfants se sont déguisés avec des chèches de couleurs vives que j’avais rapportés du Maroc. Avec l’aide des enseignants, des éducateurs, ou des animateurs, ils ont confectionnés des coiffes, se sont enroulés des tissus autour de la taille, et avec d’autres foulards ils se sont faits de longues capes.


Les prises de vue étaient précédées par un moment de concentration. Nous nous sommes préparés avec des exercices de respiration et une courte séance de méditation. En cercle, nous nous tenions par la main avant de nous asseoir. Les jeunes ont appris la photographie en étant tour à tour modèles et créateurs.


Je leur ai prêté une dizaine d’appareils photos simples mais au look plus professionnel que des smartphones, avec lesquels ils se sont tour à tour photographiés. Ça les a beaucoup amusés, d’où l’abondance des sourires dans ce foisonnement des couleurs ! Je les ai aussi photographiés moi-même en pause lente sur trépied, pendant qu’ils agitaient leurs tissus ou ceux accrochés aux branches des arbres. En conjuguant fixité et mouvement dans le même temps de la pause lente, j’ai voulu engendrer des tourbillons d’énergie, des volcans de santé et de bonne humeur.


Trouver du bonheur dans le chatoiement des couleurs, l’éclat des parures, avec des formes simples. Créer un univers poétique à partir de rien : des pièces de tissu aux couleurs vives, des vitres du collège, un séchoir à linge, un arbre, une grille, deux pulvérisateurs à eau… Et surtout beaucoup d’enthousiasme partagé grâce à l’appareil photo. Beaucoup de confiance en soi conquise, un autre regard porté sur le monde. Le béton et l’uniformité ne sont pas invincibles. Cela peut être si simple de s’offrir au regard des autres pour les faire rire ou les émerveiller, si réjouissant d’observer un visage pour y voir naître des émotions tels des nuages traversant le ciel.


Affirmer leur identité en découvrant leur pouvoir créatif, dépasser les différences du multiculturalisme en moissonnant ensemble des étoiles multicolores, voici ce qu’ont tenté nos jeunes artistes.


Mes œuvres et celles des enfants décorent depuis ces établissements, à l’entrée sur de grandes bâches, ou encadrées dans les couloirs, les salles de classe, les réfectoires, etc.

Je me sens proche de ces jeunes parce que j’ai eu moi-même la chance de naître et de grandir dans ce que l’on appelle une banlieue défavorisée, dans les HLM de Sarcelles. Ou plutôt j’ai appris à transformer toute épreuve en une chance, en tirant de la traversée de chaque passage le meilleur.


Pour moi, chaque expérimentation est un apprentissage. Je me lance dans l’action et dans la réalisation avec ce que je connais, et puis j’apprends au fur et à mesure. Car d’abord, j’aime jouir du plaisir de créer. Je suis très professionnel, mais je garde la foi et la joie d’un véritable amateur, parce que je ne fais et ne veux faire que ce qui me plaît. Plus encore qu’un amateur, je suis un amoureux de la vie et de l’art. De cet itinéraire, mon œuvre y a parfois perdu en rigueur, mais y a gagné en fraîcheur, en spontanéité, en fantaisie.


Cette manière d’avancer m’a fait commettre des erreurs, mais celles-ci sont souvent devenues la source de ma réflexion : elles apportaient avec elles l’inattendu. Au point que j’en suis venu à cultiver l’imprévu, à le susciter presque, à lui souhaiter la bienvenue. Car cela me permettait d’éprouver et d’observer des choses étonnantes, même parfois bouleversantes.


Après avoir travaillé avec ardeur à acquérir la maîtrise la plus grande, à dominer le cadrage, les différents champs et plans, la mise en forme, etc., j’ai appris à m’en remettre au "hasard", parce qu’il me permet de voir surgir des formes nouvelles et inespérées. Aussi me suis-je d’abord méfié de l’apparition du numérique. Tout m’y semblait dominé par le calcul, la prévision, la surabondance d’outils de toutes sortes… Je me sentais dépossédé de ma créativité et de ma spontanéité par cette armada de gadgets visant à tout maîtriser. Au contraire, j’ai toujours admiré le geste d’un Pollock balançant sa peinture comme un Apache bondissant sur le sentier de la guerre lancerait aux esprits ses invocations.


En réalisant une de mes photographies, un nu, en 1983, j’avais remarqué qu’à cause de la pause lente utilisée, la respiration de mon modèle était perceptible par un tremblement au niveau de sa taille. J’ai trouvé ceci plus sensuel, plus vivant et évocateur qu’une image figée. J’ai alors tenté de donner à mes photographies de paysages d’alors la même vibration, la même respiration. J’ai utilisé des pauses lentes : dans la première partie de celles-ci, je demeurais parfaitement immobile, dans la seconde je secouais mon appareil face au paysage en une sorte de danse.


Mes photographies doivent être une surprise au moment de leur invention ou de leur découverte. Elles doivent demeurer une énigme sans solution, vivre par leur puissance d’évocation. Elles me permettent ainsi d’approcher, dans un mélange de trouble et de sérénité, le grand mystère du monde et de la vie.


Si je peux décrire ou dire l’œuvre avant de la réaliser, si je peux la concevoir ou l’imaginer avant de la mettre au monde, cela ne m’intéresse plus de la photographier. J’ai constaté par expérience que la gestation d’une œuvre est beaucoup plus impénétrable que notre époque, trop soucieuse de tout rationaliser, ne voudrait le faire croire. Pour qu’elle soit forte et mérite ce nom, il faut que l’œuvre soit au-delà du concept, de l’idée, de leur expression par la parole, et de la pensée même. Elle doit être quelque chose de plus subtil encore, en permettant l’approche de cette Présence Invisible infiniment autre et, cependant, irrésistiblement proche et intime, “ce centre unique et secret qui est au cœur de tout poète et qui, inexplicable lui-même, l’explique tout entier. ” (René HUIGHE)


Mon seul but est que chaque souffle de ma vie soit inspiré par la poésie et imprégné de sa saveur unique. Nous disposons aujourd’hui de moyens de plus en plus sophistiqués, complexes et efficaces pour avancer dans notre création. Et c’est tant mieux. Trop de moyens ne sauraient nuire. Comme l’écrivait Joubert, “la poésie construit avec peu de matière, avec des feuilles, avec des grains de sable, avec de l’air, avec des riens.


L’artiste donne à son art toute sa vie, il s’y consacre entièrement, et sans doute il n’a pas le choix puisque sans ce don total, il ne saurait atteindre son but, qui est une quête d’absolu : lui-même. Au cours de ce chemin s’accomplit l’œuvre. Que l’on ne s’y trompe pas : l’artiste peut être un amateur, mais la dure loi de la création lui interdit d’être un dilettante. Au terme de professionnalisme, qui contient l’idée de gagne-pain, je préfère celui de maîtrise, qui se réfère essentiellement à un savoir-faire, à une habileté technique. Sans cesse, pour construire son œuvre, pour mettre au monde son univers, l’artiste se trouve confronté à des problèmes techniques.


C’est le va-et-vient constant entre le foisonnement de son imagination créatrice d’une part, et l’abondance de ses ressources techniques d’autre part, qui vont lui permettre d’enfanter une œuvre profondément originale. Avec, il faut bien l’ajouter, une bonne dose de patience, de travail et d’énergie, une réelle audace, sans oublier les cadeaux du hasard d’où jaillissent parfois ces œuvres que l’on qualifiera de géniales, parce qu’elles dépassent toute explication. C’est en effet, parfois, aux limites de cette maîtrise technique, là où la volonté abandonne, là où la trajectoire du pinceau déraille, là où l’imprévu surgit, que de grandes surprises nous sont soudain révélées. De ces surprises qui n’ont jamais fini de surprendre et qui font les chefs-d’œuvre. Le peintre Robert Motherwell le soulignait ainsi : « Le pinceau, en faisant ce qu’il fait, trébuchera sur ce qu’on ne peut pas faire seul ». Si les impressionnistes avaient cherché à rendre le moindre détail, leurs tableaux auraient eu toutes les chances d’être mornes et sans vie. Ce qui subjugue, chez un Robert Franck ou un William Klein, ce sont justement ces pertes de contrôle provoquées : utilisation du flou, du bougé, de la nuit, des notes sombres, de focales extrêmes, etc.


Mario Giacomelli raconte : « J’ai photographié l’eau au bord de la mer en pensant pouvoir rendre son mouvement, comme avec des coups de pinceaux, et comme l’appareil n’offre aucune possibilité de représenter le mouvement, j’ai bougé l’appareil, et la mer fut agitée. J’exprimais cela comme avec le pinceau ». D’autres utilisent le traitement croisé, d’autres ré-explorent les procédés anciens, moi-même je cogne sur mes négatifs à coups de marteaux et bien d’autres choses, tout ça pour élargir les horizons du possible et pour ouvrir des fenêtres sur l’impossible.

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