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LE MONT ATHOS OU LES QUATRE CERCLES DE L'ÉMERVEILLEMENT
Un texte de KOSTA CHRISTITCH (Tous droits de reproduction réservés)
Extrait du livre «La résistance serbe », Lausanne, 1999. Editions « L’âge d’homme »
[a]http://info@agedhomme.com[a/]




Il y a, au Mont Athos, plusieurs cercles, non, bien sûr, de l'enfer ou du purgatoire comme dans la Divine Comédie de Dante, mais de l'émerveillement de l'esprit et du cœur. Le premier commence avec l'apparition physique de la « Sainte Montagne » (« Aghion Oros » en grec), à moins de cent kilomètres à l'est de Thessalonique. Peu après la petite localité de Stagira, où Aristote a vu le jour, elle surgit, à un virage de la route, dans un immense décor de ciel et de mer. Comme un cône élancé, elle couronne à plus de deux mille mètres d'altitude l'extrémité de la longue presqu'île qui porte son nom et s'offre, de cet endroit, entièrement au regard. Dans le prodigieux spectacle de cette nature en gloire, on comprend aisément la fascination immémoriale que l'Athos a exercé sur l'imaginaire des hommes. Evoqué par Homère et Eschyle, il était pour les Anciens moins un mont sacré qu'une montagne fabuleuse, produite par le combat des dieux, avec ses fureurs souvent imprévisibles, mais parfois bienheureuses, comme celle qui engloutit la flotte perse, avec ses vingt mille guerriers, lancée à la conquête de la Grèce.


De ces temps lointains, « Aghion Oros » a, en mille trente quatre ans d'existence officielle, christianisé les symboles et évangélisé les mythes. Mais elle a consacré dans son isolement un trésor du passé païen : c'est la nature primordiale. Les vingt monastères et les trois cents ermitages, portant, selon leurs dimensions, les noms de « skites », « kellia », « kalyves » ou « kathismata », ne l'ont en rien perturbée. Les routes de terre battue, récemment tracées pour relier les débarcadères aux monastères et les fondations pieuses entre elles, ont modifié uniquement le mode de transport. Il se faisait naguère à pied ou à dos de mulet. Des jeeps parcourent aujourd'hui les nouvelles voies, auprès desquelles broutent parfois des bêtes de trait, désormais désœuvrées. Mais à partir d'Ouranopolis, qui porte bien son nom (« la ville du ciel ») à la frontière de la république monastique (bénéficiant, depuis 1924, d'un statut d'autonomie au sein de l'Etat grec) s'ouvre en vérité un monde immaculé. Forêts insondables, ruissellement sauvage des eaux, éternels sous-bois, déserts de soif et de faim. C'est la nature d'avant la chute lorsqu'elle rayonne ou celle découverte par Adam après le Paradis, quand elle menace. Dans les deux cas cependant, elle participe à l'intimité de l'oraison monacale, comme elle était jadis au cœur de la poésie tragique des Anciens.


Lors des grandes fêtes, les icônes sont fleuries, des feuilles odorantes éparpillées sur le dallage du sol et le «katholikon » (l'église principale du monastère) est embaumé par leurs parfums, mêlés à ceux de l'encens et de la cire d'abeille que consume le feu des cierges. De l'homme au cosmos, tout doit exhaler, en ces heures, la beauté, c'est-à-dire la gloire et la présence de Dieu. La chrétienté d'Orient, partout où elle existe mais plus particulièrement à « la Sainte Montagne », a reçu de Byzance, qui en était le légataire naturel, la conviction par laquelle les Hellènes s'étaient distingués de tous les peuples de l'Antiquité : la ferme croyance au caractère essentiel de la Beauté. Sans elle, ont-ils pu dire, le monde serait inintelligible. « L'Amour de la beauté » (Philocalia) est, en effet, au cœur de l'orthodoxie. Ainsi s'intitule, d'ailleurs, son livre le plus cher, après les Evangiles, et qui est celui de sa mystique. Une beauté magnifiée sans doute par le Dieu-Homme qu'est le Christ et transfigurée par la lumière incréée du Mont Thabor. Mais bien la beauté. C'est en ce sens précis que Dostoïevski a affirmé au siècle dernier que « la beauté sauvera le monde ».


Ici, on franchit, au Mont Athos, le deuxième cercle de l'émerveillement. Il est entièrement occupé par la permanence miraculeuse de ce qui eût dû appartenir depuis longtemps à la mort et qui continue de participer à la vie et même, aujourd'hui, avec une vigueur renouvelée. Dans son histoire, commencée en 963 avec la fondation du premier monastère (la Grande Lavra) par Saint Athanase, la république monastique a connu deux périodes de longueur presque semblable : cinq siècles au soleil de Byzance (de 963 à la prise par les Turcs de Thessalonique en 1430) et cinq autres (de 1430 à 1912) sous le poids des taxations et confiscations imposées par l'occupant ottoman. Durant cette seconde période, l'empire millénaire byzantin s'est éteint. A Constantinople, après sa chute en 1453, mais partout où il a brillé de tous les ors de sa culture et de sa spiritualité. A une seule exception : le Mont Athos. Le miracle n'est pas que la vie monastique s'est perpétuée dans la presqu'île puisque l'orthodoxie continuait de vivre et qu'elle allait trouver à Moscou un nouveau cercle pour rayonner. Le prodige tient au fait que c'est bien Byzance, dans son esprit, ses formes et ses couleurs, qui est demeurée, ici, authentiquement vivante. Et elle est restée parce que l'orthodoxie était précisément son âme et l'expression organique de son identité.


Les monastères, entourés de remparts et dressés comme des forteresses, avec leurs tours dominant les coupoles des églises, leurs parois surchargées de balcons et d'encorbellements, peuvent faire légitimement figure de monuments et de musées. Mais ils sont, d'abord, des lieux de vie où l'architecture et la peinture apparaissent dans leur fonction avant de livrer leur attrait. Tout ce qui vient du passé sert un présent dont rien ne le distingue. La journée de moine est ordonnée par des règles fixées il y a plus de mille ans et rappelées par les mêmes coups brefs de la simandre ou l'identique résonance des cloches. Les offices se succèdent : vêpres, complies, matines, liturgies, selon le rythme, le cérémonial, les textes qui nourrissaient déjà la dévotion de Saint Athanase. La splendeur des fresques de Theophane (XVIè siècle) à la Grande Lavra, comme l’œuvre puissante de Manuel Panselinos (XIVè) au Protaton, à Karyes, la capitale administrative, concourent, aujourd'hui comme avant-hier, à la magnificence liturgique. Cette continuité qui abolit presque le temps est plus frappante encore à la « trapeza » (le réfectoire) : les visages des peintures murales et ceux de la communauté attablée semblent, par les traits et l'allure, tout à fait contemporains.


Devant cette apparente immobilité commence, au Mont Athos, le troisième cercle de l'émerveillement. Lorsque Saint Athanase entreprend, en 961, la construction de la Lavra, le monachisme de la chrétienté d'Orient compte, depuis Saint Antoine l'Egyptien, six siècles et demi d'existence. L'appel des Evangiles à être « parfait » à l'image du « Père céleste » et le moyen qu'ils recommandent pour y répondre (« va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres : tu auras un trésor dans le ciel ») ont opéré profondément et à une grande échelle de la Basse-Egypte à l'Arménie. Toutes les formes de l'ascèse ont été vécues, comme a été empruntée chaque voie conduisant à la pureté du cœur. Bien avant que Saint Grégoire de Palamas (au XIVè siècle) ne lui donne son corps doctrinal et qu'elle joue un rôle central dans le monachisme athonite et l'orthodoxie en général, l'«hesychia» (état de silence, de paix dans l'union avec Dieu) est une grâce partagée par les pères du désert. En outre, depuis Saint Basile (au IVè) et d'autres après lui, comme Saint Theodore (VIIIè), les «cénobites » (les moines vivant en communauté) disposent de règles éprouvées, qui sont moins, d'ailleurs, un code juridique qu'un enseignement. Ainsi, avant que le Mont Athos n'abrite, comme le dira un dignitaire turc, « un peuple éternel qui ne compte aucune naissance », le monde monastique a connu un plein développement et occupe une place éminente dans la chrétienté d'Orient. L'orthodoxie tient, en effet, en grande partie sa théologie et sa spiritualité de la vie monacale. Non seulement par les lettrés ou les intellectuels ayant revêtu « le grand habit » (megaskima), mais aussi par les moines les plus simples, pour lesquels, a-t-on pu écrire, « la théologie était diffuse dans toute leur vie, non comme le produit d'un cerveau, mais comme sang et substance».


C'est à ce courant le plus pur du christianisme originel que le Mont Athos s'est sanctifié pour devenir, pour tous les orthodoxes, « la Sainte Montagne ». La Tradition et son respect rigoureux, qui troublent aujourd'hui le visiteur étranger étaient présents, en réalité, dès le départ de la vie athonite. Comme Saint Athanase, ses successeurs ont voulu, avant tout, demeurer fidèles à l'enseignement de Saints Pères et le transmettre (qui est précisément l'origine latine du mot tradition). C'est même à l'incarnation de la Tradition que « Aghion Oros » doit sa renommée dans la chrétienté d'Orient et le caractère panorthodoxe de sa communauté. Très tôt, en effet, Bulgares, Géorgiens, Russes, Serbes et Roumains viennent et fondent des monastères et des skites. Expressions parfaites de la diversité dans l'union d'une même foi, ces fondations tiennent un rôle considérable dans la vie de leur pays d'origine et y rendent à jamais présente la sainteté de l'Athos. Aujourd'hui encore, la Tradition est à l'origine du renouveau que connaît la Sainte Montagne depuis une vingtaine d'années. Les jeunes moines, dont le nombre grandit, veulent suivre les pères ascétiques de l'Eglise et s'installent dans les monastères les plus stricts, les plus spirituels. C'est sous leur influence que le « cénobitisme » (la vie communautaire des moines) a été rétabli dans les monastères qui l'avaient abandonné car « le christianisme, dit un moine du monastère Simonos Petras, n'est ni une idéologie, ni un programme aux vagues promesses, ni une simple morale, mais la vie ». A ce mot s'ouvre le quatrième et dernier cercle de l'émerveillement. Le Mont Athos est le tabernacle de cette « vie » parce qu'il abrite depuis toujours les secrets de la prière intérieure et perpétuelle par laquelle l'homme s'élève et Dieu descend. « C'est dans leur rencontre, dit un père du monastère serbe Hilandar, que réside le mystère de la vie athonite. Tout le reste, de l'ascèse à l'iconographie, de l'hospitalité aux trésors culturels, ne l'exprime que partiellement. » Non s'adresser à Dieu, lui parler, mais s'unir à lui, communier en lui, voilà le sens et le but de cette oraison. Parce que si Dieu est inaccessible, ses énergies divines ne le sont pas pour l'homme (fait à l'image de Dieu) qui le veut et s'y prépare.


« La prière du cœur », centre le plus lumineux de la spiritualité orthodoxe, repose sur une parole du Christ qu'elle éclaire pleinement : « Il en est ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le Royaume de Dieu venir en puissance. » Au Mont Athos, beaucoup ont accédé à cette vision et la portent dans le cœur.




[i]Avec l'aimable autorisation de Kosta CHRISTITCH[i/]

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