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Bhut Gali - Ghost Street... Cela ne s'invente pas : on les a installées Rue des Fantômes ! Pas vraiment l'Enfer ni le Purgatoire, mais un lieu qui ne se trouve ni dans l'imaginaire ni dans un espace lointain, un lieu ici et maintenant, parmi les humains : ultime refuge de solitude et d'abandon où elles achèvent le chemin qui mène de la vie à l'absence. Sur leurs paillasses de silence, veuves, elles n'attendent et n'espèrent souvent plus que la mort.
Un voile blanc, les dissimulant en une posture plus effacée que discrète, permet de les reconnaître dans la rue quand elles s'y aventurent pour mendier ou chercher quelque nourriture. 0n les croise plus sûrement dans les ruelles, longeant les murs, tant elles se montrent peu, puisqu'elles porteraient malheur quand on les voit le matin, un peu comme ailleurs la rencontre fortuite d'un chat noir. Sauf que là ce sont des femmes et, en Inde, elles seraient 45 millions. Quarante-cinq millions de femmes à devoir se faire toute petites, contraintes de passer le plus inaperçues possible avant de disparaître définitivement.
La pancarte à l'entrée est claire. «Photography is strictly prohibited». À la fois pour préserver leur intimité, mais aussi pour dissimuler une triste et lourde réalité, difficile à faire évoluer tant elle est ancrée dans les habitudes et les mentalités. Autrefois, en certaines régions du sous-continent, on leur demandait de périr sur le bûcher de leur défunt époux. Ces redoutables coutumes ont été abolies mais, si la femme a « conquis » le droit de demeurer vivante après la mort de l'homme (!), elle n'est alors plus rien, ou bien si peu de choses. Comme le décrit une étude indienne comparative sur le statut des veuves et celui des veufs :
« L'état de veuvage est une grande calamité dans une société patriarcale et traditionnelle comme l'Inde et le patriarcat a joué le plus grand rôle dans cette marginalisation des veuves.
Institution
Femmes Hommes
Remariage Remariage des veuves difficile,
presque impossible dans le cas de veuves âgées ou avec des enfants. Les veufs sont encouragés à se remarier et se remarient aisément.


Résidence patriarcale Les belles-filles devenues veuves sont persuadées ou forcées d'abandonner leurs droits à la propriété et poussées à retourner dans le foyer de leurs parents.
Les hommes conservent le droit de demeurer dans la propriété parentale et d'en jouir.




Veuvage Le statut social des veuves est la marginalisation, elles sont maltraitées sur le plan socio-culturel et éloignées des festivités religieuses. Les frères aînés et les mâles sont favorisés aux dépens des plus jeunes et des femmes.




Exploitation et manques :
En tant que veuves les femmes souffrent de l'asservissement le plus sévère pour le reste de leurs vies. Les femmes veuves sont harcelées, agressées. Des moyens de subsistance décents et la possession de la terre leur sont déniés. Elles doivent faire face à toutes sortes de carences : économique, sociale, culturelle et émotionnelle. Mais de toutes ces privations le dénuement économique est le plus dangereux et le plus nuisible. »
The Guild of Service. http://griefandrenewal.com/widows study.htm
En 2011 la journaliste Aarti Dhar publie dans The Hindu une série d'articles indignés et détaillés sur cette tragique situation. La Cour Suprême s'émeut, elle contraint les Etats à assurer aux défuntes démunies une crémation décente et demande à des ONG d'étudier ce qui pourrait être fait pour améliorer la situation des veuves.
Le Docteur Bindeshwar Pathak fondateur de la puissante organisation Sulabh Sanitation and Social Reform Movement, forte de 50 000 volontaires et qui a déjà entrepris une longue lutte pour la réhabilitation des intouchables, se lance dans le combat pour les veuves en août 2012. Pathak attribue une pension mensuelle convenable à plus de 700 femmes dans cinq ashrams de Vrindavan. Pour les inciter à ne plus mendier il achète des machines à coudre pour leur permettre de s'assurer elles-mêmes une part de leurs revenus. Il engage des professeurs pour leur apprendre la couture, à fabriquer des bâtons d'encens, mais aussi à lire et à écrire. Découvrir ces vieilles femmes suivant avec attention les explications de l'enseignant sur le tableau noir et levant leurs ardoises avec fierté est terriblement émouvant.
Le Dr Pathak, disciple de Gandhi, sait qu'il faudra un long chemin de patience pour aboutir. Il sait qu'il lui faudra aussi gagner le soutien du peuple et la sympathie des médias. Alors il entreprend une démonstration spectaculaire. Les veuves sont exclues des cérémonies religieuses et des fêtes populaires. Qu'importe ! C'est là que Pathak va frapper les esprits. Pour la première fois, des centaines de veuves vont célébrer Holi, la Fête de l'Amour et du Printemps, cette Fête des Couleurs qui leur est interdite, à elles, les fantômes voilés de blanc. Mais attention, elles vont fêter Holi par des averses, des cascades, des cataractes de millions de pétales de fleurs multicolores. Certes, cela se passe dans leur ashram et pas encore sur la voie publique, mais une dizaine de journalistes et photoreporters indiens et internationaux sont invités, l'événement fait la Une de plusieurs grands journaux indiens. Le monde bouge.
Cela fait longtemps que je voulais traiter ce sujet sur les veuves mais je me demandais comment l'aborder. Mes amis indiens me demandaient : « Comment vas-tu montrer ça ? C'est affligeant, désespérément triste mais pourquoi montrer cette face obscure et dramatique de l'Inde, toi qui ne t'es jamais émerveillé que de sa beauté ? Où vas-tu en venir avec des photos aussi accablantes? Et puis vous êtes mal placés, vous autres Occidentaux, pour venir nous juger ou même témoigner sur ce point ! Comment finissent les vieux chez vous ? Souvent seuls dans une maison de retraite médicalisée. Alors que nous, ici, avec les liens de solidarité préservés dans la « Joint Family », nous sommes en mesure de garder nombre de nos anciens parmi nous à la maison jusqu'à ce qu'ils trépassent. Alors ne venez pas nous donner de leçons. »
Mais aujourd'hui il ne s'agit pas de donner des leçons. Des Indiens se lèvent, agissent pour que les choses changent. Des magistrats, des journalistes, des associations engagées comme Sulhab, des réformateurs sociaux généreux comme le Dr Pathak font entendre leurs voix. Une brise d'espoir commence à souffler. Il faut en témoigner, l'encourager, l'accompagner.
Du sort de ces veuves et de cette prise de conscience dépend l'avenir de millions de petites filles. C'est peut-être une aube nouvelle qui se lève pour tout un peuple. Et puis voilà, je suis simplement heureux de les avoir photographiées parce que je les trouve belles et dignes, avec leurs regards profonds et leur envie de sourire à nouveau à la vie, aux êtres. Nous avons dansé et nous nous sommes fraternellement serrés dans les bras si forts que je sentais leurs os presque craquer sous l'étreinte, mais elles riaient pudiquement ! Fragiles, si fragiles, si fortes. Je les respecte et les admire, je les aime, de tout mon cœur.

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