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Petits mouchoirs et grand-voile


Dominique Sagot-Duvauroux, rendant compte du Congrès des Gens d’Images en 2001, interrogeait : "Avec le développement des techniques numériques, les frontières entre les différents métiers de l’image deviennent plus floues. Mais les opportunités offertes par les nouvelles technologies transforment-elles profondément le travail de création ?. Elle résumait en ces termes mon intervention lors du colloque : "Xavier Zimbardo, en présentant son travail de photographe et de vidéaste, considère que ces deux types de création participent pour lui du même travail artistique fondé sur l’aventure du regard, la surprise et la volupté. La singularité d’un créateur ne saurait dépendre de la technique qu’il utilise."


J’ai constaté par expérience que la gestation d’une œuvre est beaucoup plus impénétrable que notre époque, soucieuse de tout rationaliser, ne voudrait le faire croire. D’ailleurs, pour qu’elle soit forte et mérite ce nom, il faut que l’œuvre soit au-delà du concept, de l’idée, de leur expression par la parole, et de la pensée même. Elle doit être quelque chose de plus subtil encore, en permettant l’approche de "ce centre unique et secret qui est au cœur de tout poète et qui, inexplicable lui-même, l’explique tout entier."
Mes photographies doivent être une surprise au moment de leur invention ou de leur découverte, et elles doivent demeurer une surprise et une énigme sans solution par leur puissance d’évocation. Nous disposons aujourd’hui de moyens de plus en plus sophistiqués, complexes et efficaces pour avancer dans notre création. Et c’est tant mieux. Trop de moyens ne sauraient nuire. Mais ne l’oublions pas : Comme l’écrivait si bien Joubert, "la poésie construit avec peu de matière, avec des feuilles, avec des grains de sable, avec de l’air, avec des riens.


Approcher le mystère du monde, c’est-à-dire le cœur de soi-même, est, au fond, le but de toute quête artistique, spirituelle, ou amoureuse. On s'amuse et on cherche avec autant d’innocence, d'imagination et de passion qu'un enfant, avec autant de sérieux et de gravité qu'un enfant. Je cherche, espère la surprise, et me garde bien de trop prévoir. Si je peux décrire l'œuvre dans sa totalité avant de la réaliser, si je peux la concevoir en ses détails avant de l’engendrer, cela ne m’intéresse plus de la photographier. Après avoir travaillé de mon mieux à acquérir la maîtrise la plus grande, à dominer le cadrage, les différents champs et plans, la mise en forme, etc., de plus en plus j’ai appris à m’en remettre au "hasard" : d’une part parce qu’il me permettait de voir surgir parfois des formes nouvelles et imprévisibles, d’autre part parce que cela impliquait disponibilité et ouverture, la capacité de dire simplement mais absolument "oui".


C’est pourquoi je me suis d’abord méfié de l’apparition du numérique. Tout m’y semblait dominé par le calcul, la prévision, la surabondance d’outils de toutes sortes, logiciels, filtres, calques… Au contraire, j’avais toujours admiré le geste magnifique d’un Pollock balançant sa peinture comme un guerrier sioux, ou les jeux libérateurs de "cadavres exquis" et d’écriture automatique. En argentique, pour créer la série des Paysages pour Caroline, je secouais mon appareil au cours de danses et de tremblements proches de la transe. Dans Les Belles Disparues, je m’émerveillais de la créativité des intempéries érodant les photographies sur les tombes. Dans La rétine en révolte, pour protester contre le terrorisme indiscriminé et la guerre impérialiste, je détruisais à coups de marteau des négatifs représentant des yeux en gros plan, sur un tapis de bris de verre. Dans Les Moines de Poussière, je reproduisais des détails de visages tombant en poussière sous l’effet du temps.


En numérique, pas question de secouer mon ordinateur comme un fou, ou de taper dessus à coups de marteau pour créer des images étonnantes. Je me sentais dépossédé de ma créativité et de ma spontanéité et mon complice le « hasard » avec moi) par cette armada de gadgets visant à tout maîtriser. Aujourd’hui, avec l’expérience, après avoir fait un peu le tour de cette avalanche de nouveaux moyens, je dois faire mon mea culpa : ce ne sont que de nouveaux moyens, qui viennent s’ajouter aux autres sans les exclure, et malgré leur apparente sophistication, le hasard conserve toute sa place et toutes ses potentialités créatives.


Cette série des Voiles, qui s’inscrit dans la continuité de mes recherches précédentes en mode argentique, vient l’illustrer. Tout comme auparavant je m’en remettais à la pluie ou à la neige, l’élément de base est ici des plus quotidiens, des plus anodins et prosaïques : il s’agit de vulgaires kleenex, ces mouchoirs en papier si dénués de noblesse, simplement chiffonnés et tordus au hasard. Grâce à toute la panoplie des logiciels de traitements d’images, j’y ai ensuite incrusté des corps, des regards, des visages, photographiés en numérique ou en argentique, des bouts de vidéo, et même une sculpture de Néfertiti, une œuvre vieille de plus de 3 200 ans. Et puis quelques larmes, du sperme, du sang … Pour y glisser, imperceptiblement, un peu plus de nuances et de vie. Juste savoir que C’EST là. Parce que les mouchoirs, ça sert d’abord à ça, à recueillir toute cette part secrète de notre intimité. Avec ces petits fantômes et ces apparitions spirites, avec ces mouchoirs en papier pour parois de cavernes, voiles ou linceuls, j’ai parfois eu l’impression d’adresser un clin d’œil aux peintres de Lascaux ou au Suaire de Turin.


Les nouvelles technologies ne vont pas nous empêcher, bien au contraire !, de poursuivre en toute poésie la longue quête spirituelle, artistique et amoureuse tracée par tant d’âmes exigeantes et passionnées qui nous ont précédés, avec les œuvres qu’elles nous ont laissées en héritage. Avec celles-ci, pour créer des œuvres nouvelles, nous ne cessons de dialoguer. L’outil numérique, c'est-à-dire une machine, nous permet d'être plus que jamais ce que chacun et tout artiste souhaitent : un être humain palpitant de désir, de surprises, d’émotions et de découvertes. Un explorateur du vivant. Un porteur d'espoir. Un créateur de rêves, un peu sorcier et un peu magicien. Il ne faut pas craindre le flot des nouvelles technologies. C'est notre Nouveau Monde à nous, et il offre de vastes horizons à notre liberté créatrice. Hissons la grand-voile et agitons nos mouchoirs !


Xavier ZIMBARDO
21 février2003

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