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Une photo de la galerie METAMORPHOSIS - MARQUESAS
METAMORPHOSIS - MARQUESAS
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LE PEUPLE DES MARQUISES A LA RECONQUETE DE SON AME


"Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote."

Cornelius Castoriadis


Xavier Zimbardo, par ses images débordantes de passion, d'énergie et de fureur, est parvenu à évoquer dans un même geste les crimes du colonialisme et le combat des Marquisiens pour la renaissance de leur culture. Après avoir saisi la chaleur des danses et l'embrasement des corps au cœur de la nuit océane, il a noirci les négatifs avec des écrans de fumée opaques, les a éblouis en les soumettant à la torture des flammes. Le réel et l'imaginaire vacillent et se confondent entre rêve éveillé et cauchemar dantesque. Tel le phénix, les indigènes semblent disparaître dans l'incendie, puis soudain renaître comme portés par une formidable extase qui les rendraient vainqueurs, immortels, par-delà les massacres et l'oppression.




La nuit tombe vite sur l’archipel des Marquises, proche de l’équateur…En cette soirée de décembre, à l’heure où le soleil s’enfonce derrière les arêtes basaltiques, que l’ombre s’épaissit à vue d’œil sous les arbres géants, le grondement des pahus, ces hauts tambours creusés dans des troncs de bois de rose, envahit l’espace-temps. Irrésistiblement, la sensation nous gagne de plonger dans la nuit ancestrale de ce peuple du bout du monde. Au rythme sourd, envoûtant, des percussions répondent des grognements cadencés, profonds comme des râles de rut animal. Surgie de la brousse, à la lueur des torches, une dizaine d’hommes, le corps massif, luisant de sueur, « parés à la sauvage » de longues franges végétales, couronnes de feuilles et colliers de dents de verrat, s’avance par bonds, genoux pliés, jambes écartées, martelant le sol, se claquant les cuisses à chaque grognement. Danse du putu, venue du fond des âges, démonstration de la vigueur pulsionnelle et guerrière des mâles de la tribu. La terre tremble sous leurs pieds, réveillant les esprits tutélaires qui ne dorment que d’un œil dans les mille racines des banians sacrés.


Puis voici qu’apparaissent, comme une nuée de volatiles, les corps ondoyants des femmes. Diadèmes à ramages, colliers de fleurs, plumes au bout des doigts, bras déployés comme des ailes, effleurant le sol de la pointe des pieds, elles ressuscitent la danse de l’oiseau, tirée d’une antique légende marquisienne. Contraste saisissant des genres, après le branle musclé des hommes, la grâce aérienne des Marquisiennes qui dansent comme on plane. Le battement des pahus s’arrête pour nous laisser envoûter par la douceur incantatoire de leurs voix, la fluidité de leurs gestes, la souplesse de leurs déhanchements. Il y a de la volupté dans l’air où flottent des effluves de tiaré…


Et de nouveau le battement des percussions reprend. Sorti de l’obscurité, un groupe de danseurs mâles revient à la charge, portant dans chaque main des brandons enflammés aux deux bouts, qu’ils font tournoyer comme des hélices ardentes. Ils courent, sautent, traçant sur le bleu nuit du ciel des arabesques de feu et, debout sur les épaules les uns des autres, exécutent une danse acrobatique flamboyante. La fête va bientôt s’achever. On sent que chaque groupe a à cœur de nous offrir, en bouquet final, le plus accompli de son savoir-faire.


Nous sommes dans l’île d’Hiva Oa, au sud de l’archipel, terre d’accueil du VI ème Festival des Arts des Îles Marquises. Trois jours durant, nous nous sommes immergés dans le tourbillon des danses maori, en une succession de lieux forts, jadis tabou, sous le regard épaté des tiki, ces déités fondatrices taillées dans la pierre qui, soudain, semblent se recharger du mana des origines, c’est-à-dire de cette puissance spirituelle, née des croyances d’un peuple, constitutive de son identité qu’exaltent ses chants, ses danses et ses œuvres.


Temps fort du renouveau de la culture marquisienne, le Festival des Arts des Îles Marquises, créé en 1986, attire de tous les points cardinaux de la nébuleuse maori des centaines de participants. Musiciens, chanteurs, danseurs, conteurs, artistes, familles se retrouvent pour faire revivre, dans la chaleur de la fête, l’exaltation des corps et des cœurs, quelque chose de l’âme des premiers occupants de ces îles perdues dans l’immensité du Pacifique qu’ils avaient baptisé Henua Enana : la Terre des Hommes. Comme nous le rappelait Heetona, jeune Marquisien, habitant de Ua Pou : « Nous sommes vivants et nous posons toujours les questions fondamentales : qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Ce festival est une réponse. Nous sommes fiers de ce passé, de notre langue, de nos danses. Les sites sacrés revivent et nous les avons toujours respectés. Ils nous transmettent toujours des messages que nous lèguerons aux nouvelles générations. » Nous sommes vivants !…le mot mérite ici, d’être entendu dans son sens le plus fort.


Qui, en effet, lorsque l’on évoque d’Europe ces « petits paradis » du Pacifique, se souvient que le peuple des Marquises a failli disparaître de la surface de la terre au début du siècle dernier ? Les Marquisiens, eux, ne l’ont pas oublié. Estimée à deux cent mille âmes au moment de la prise de possession en 1842, la population des six îles de l’archipel n’en comptait plus que deux mille, quatre-vingts ans plus tard. Miné par les maladies importées, l’alcoolisme, la désespérance, effets de l’acculturation orchestrée par les missionnaires, le peuple des Marquises se laissait mourir. Un désastre humanitaire évité de justesse, dans les années 1920, par la volonté et l’action sur le terrain d’hommes de mérite, comme le docteur Rollin. Résultat, la courbe démographique est redevenue ascendante. A la fin des années 50, la population avait doublé. Elle dépasse aujourd’hui les huit mille habitants, sans compter les Marquisiens « exilés » à Tahiti.


S’étant refait santé et fécondité, le peuple des Marquises décida de se refaire une âme. Non la copie conforme de celle des origines, perdue à jamais dans la nuit des morts, mais une âme du présent qui intègre et revitalise le meilleur de l’héritage ancestral : la langue, les arts, les chants, les rythmes, le savoir-vivre coutumier en harmonie avec la saisissante beauté de ces îles, les plus isolées du Pacifique. C’est à cette œuvre de renaissance d’une culture que se consacrent avec passion des hommes et des femmes de l’archipel qui mettent leur mémoire, leur savoir, leurs talents au profit d’un devenir marquisien, riche de son passé et ouvert sur le monde. Un devenir qui trouve sa plus vigoureuse expression dans le génie retrouvé des danses autochtones.


Interdites par les missionnaires, de même que la nudité, comme autant d’incitations à la « débauche » et au « péché des amours libres », ces danses, organiquement liées aux usages coutumiers du peuple des Marquises, avaient disparu pendant des générations, remplacées tant bien que mal par les cantiques à la gloire du dieu des colonisateurs. Mais depuis un quart de siècle, tout un travail de mémoire a été entrepris pour retrouver à la fois la dynamique formelle de ces danses et les éléments de la culture ancestrale dont elle était l’expression.


« Si nous mourons, c’est parce que nous ne dansons plus »…Lancé il y a un siècle, aux heures sombres de l’histoire des Marquises, par un grand chef maori, ce cri d’alarme résonne aujourd’hui dans le cœur des jeunes générations comme une impérieuse invitation à danser. « Si nous dansons, ici, maintenant, nous disent les Marquisiens, c’est que nous sommes vivants, nous, notre culture, notre langue, nos arts, notre âme… »


C’est de ce sursaut vital qu’est née, dans l’île de Ua Pou, l’association Motu Haka, sous l’impulsion de Georges Teikiehuupoko, dit Toti, fin connaisseur des langues de l’archipel, un des pionniers du réveil de l’âme maori. Créée comme foyer de résistance à l’oubli de la culture autochtone, Motu Haka est devenue un instrument de revitalisation de toutes les formes d’expression orale, corporelle, artistique, festive du bonheur de se sentir marquisien. Paradoxe de l’histoire, ce grand réveil de l’âme marquisienne s’accomplit avec la bénédiction et le soutien actif de Monseigneur Le Clea’ch, ancien évêque de l’archipel, président d’honneur, dès sa création, de Motu Haka. Grand admirateur devant l’Eternel de la culture maori, Monseigneur Le Clea’ch, qui a passé dix ans de sa vie à traduire la Bible en marquisien, est un ardent défenseur des chants et des danses, que ses prédécesseurs à l’épiscopat local avaient consciencieusement frappés d’interdit.


Parmi les pionniers du renouveau de la culture marquisienne, on ne peut manquer d’évoquer la mémoire restée extraordinairement vivante de Lucien Kimitete, mystérieusement disparu en mer dans un accident d’avion en 2002. Maire et conseiller territorial de Nuku Hiva pendant des années, il était aussi chorégraphe et animateur avec son frère d’un groupe de danse. Cet engagement artistique était inséparable de ses responsabilités politiques. Etre homme public, pour lui, c’était d’abord et avant tout faire corps avec ce qui unit charnellement le peuple des Marquises. Jamais il ne se sentait aussi proche de ses concitoyens que lorsqu’il dansait avec eux sur les lieux sacrés de leurs ancêtres communs. Personne, dans l’archipel, n’a oublié la figure rayonnante de « Lucien ». Et pour tous les Marquisiens réunis à Hiva Oa, lors du dernier festival, son esprit était là, omniprésent, exalté par l’ardeur des danses et des incantations du peuple de la Terre des Hommes.


Désormais, on danse partout à ciel ouvert aux Iles Marquises, sous le soleil ou dans la nuit étoilée, porté par le battement sourd des pahus que les anciens tendaient de peaux de requin : danse du cochon des hommes, danse de l’oiseau des femmes, et toutes les autres, ressuscitées des temps immémoriaux ou créées à l’inspiration. Bien plus que de simples réminiscences folkloriques, ces danses sont le nerf du réenchantement de l’âme marquisienne, de sa vitalité reconquise. « Il y avait autrefois, nous dit Toti, presque une centaine de danses, mais les morts avaient emporté leurs secrets dans leur tombe. Pour celles qui restaient et pour l’ensemble de nos traditions musicales et artistiques, il a fallu convaincre les anciens de nous transmettre tout leur savoir…En même temps, nous avons inventé de nouvelles chorégraphies, fait tout un travail de recherche sur les costumes confectionnés avec des éléments trouvés dans la nature : graines, feuillages, plumes, coquillages, dents de cétacés... »


Dédié à la danse, mais aussi à la sculpture, au tatouage, aux traditions culinaires, à l’art de construire des pirogues, le Festival s’est imposé comme un événement décisif pour la reconquête de l’héritage culturel et festif du peuple des Marquises. Reconduit tous les quatre ans et bientôt tous les deux ans dans une île différente, il attire une foule toujours plus nombreuse de participants, heureux de cette opportunité de confronter leurs talents, mais aussi de mêler leurs voix, leurs rythmes, leurs danses dans une atmosphère de communes réjouissances. Ce cri du cœur pacifique étend aujourd’hui son écho bien au-delà de l’archipel des Marquises, dans un rayon de quatre mille kilomètres englobant, de proche en proche, tous les peuples insulaires d’ascendance maori, d’Hawaï à l’Ile de Pâques en passant par Tahiti et les Tuamotu.




Georges MARBECK

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